Rousseau ou l'anti-éthique, aux fondements de la négation de l'individu
par
Nicolas Madelénat di Florio,
Ce texte est le premier d'une série consacrée au Contrat social de Jean-Jacques Rousseau.
A Matthieu Mayence, car si quelque chose doit survivre à la folie des hommes, c'est bien l'amitié.
A C., avec l'amicale bienveillance de l'auteur.
En 1762 paraissait très probablement un des ouvrages qui devait le plus marquer l'histoire de la pensée, dans cette branche si particulière qui traite de la formation des sociétés. Nous devons ce texte à Jean-Jacques Rousseau, auteur du Contrat Social. C'est de lui, ici, qu'il est question. Plus que jamais, dans une société qui se cherche, il me semble nécessaire de revenir aux fondamentaux, à ces sources illustres, et souvent illustrées, voire corrompues, de la pensée afin de puiser, avec la coupe de l'histoire et de l'analyse, à cette fontaine étrange, la sagesse vers laquelle orienter notre avenir.
A Rousseau donc, nous devons ce texte, fondateur de ce qui deviendra la République, et de tant de courants de pensée qu'il faudrait plus que l'espace consacré ici pour les lister tous. Nombre de penseurs, à qui s'ajoutent tous les politiques modernes, se vantent de descendre de Rousseau, de porter hautes ses couleurs que l'on se plait à imaginer comme teintées d'une pureté humaniste extraordinaire. Je ne pouvais donc pas, dans les recherches qui sont les miennes, négliger de rendre compte de ce qu'est, en faits et en vérité, cet ouvrage, d'en développer les idées, les thèses, sans rien négliger. Car après tout, quand la vérité est évidente, il est impossible qu'il s'élève des partis et des factions. Jamais on a disputé s'il fait jour à midi (Voltaire, Dictionnaire philosophique). Et c'est aussi dans cette optique de retour aux sources que j'ai décidé de travailler directement sur l'édition de 1762, portant pour titre Du Contract social. La démarche qui est mienne s'inscrit dans la droite ligne du projet de recherches instillé au sein du Centre de Recherches en Ethique Economique sur les fondements philosophiques d'une éthique humaniste.
Mais la notion qui doit nous occuper ici avant de pousser plus loin notre analyse, dans d'autres articles donc, est l'égalité entre les personnes. Car Rousseau définissait en 1754 l'égalité intrinsèque entre les individus comme étant corrompue par la société et donc considérés comme étant naturellement bons, c'est là la thèse présentée dans le discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Mais à l'auteur de s'endurcir dans cette hypothèse avec le temps et d'avancer, en 1762, dans le Contrat social, que les hommes sont parfaitement égaux entre eux et que c'est la mise en commun, la société, qui va pousser chacune et chacun à évoluer différemment. La thèse moderne en vertu de laquelle Rousseau ne verrait dans sa conception de l'égalité qu'une égalité en droit n'est donc pas plus crédible qu'un carré rond (Heiddeger, Introduction à la métaphysique). L'apport du philosophe pourtant est non négligeable en ce qu'il va rompre d 'avec l'approche aristotélicienne, laquelle fait reposer sur un impératif anthropologique la vie en société (la philia d'Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque, n'est autre chose que la nécessité impérative pour les hommes de collaborer les uns avec les autres afin d'éviter la domination du plus fort et la destruction voire l'asservissement du plus faible).
Pour Rousseau, les hommes sont parfaitement égaux et la société va les corrompre, les rendant avides de pouvoir et de mise en avant de leur propre personne. C'est, pour l'auteur, le fait de vivre en groupe qui va aboutir à l'avènement de la violence « civile ». Car pour lui il existe, avant la société, un état particulier où chaque individu a soin d'éviter l'autre, c'est l'état de nature. Dans ce jardin des enfers, l'auteur imagine les hommes se fuyant réciproquement, avec beaucoup de soin, semblant parfois oublier que la reproduction ne peut être assurée faute de partenaires. En somme, à l'impératif de logique et de cohérence vient s'ajouter un impératif anthropologique égaré par le besoin de briller et de distinguer par son zèle l'auteur au milieu d'une société en pleine mutation.
Mais ce dont on oublie de traiter lorsque l'on tente de présenter Rousseau comme un grand défenseur des droits individuels, c'est de cette formidable notion de corps social. Car c'est là que va se jouer toute l'étrange alchimie de ses pensées. Au demeurant, l'égalité parfaite est, bien qu'utopique, quelque chose ne représentant pas grand danger. Or, elle devient un couperet terrible une fois appliquée à la politique et aux différentes formes de liens pouvant exister entre les êtres. En dissolvant l'individu dans une masse informe dont il n'est qu'un rouage permutable et parfaitement comparable aux autres, le philosophe va tuer toutes les particularités faisant la personne, l'individu; du même coup, la machine étatique devient un sur-moi disposant de tous les pouvoirs sur ceux qui ne sont que son extension matérielle. Après tout, si chacune et chacun peut être remplacé, si le corps social est tout puissant et seul garant d'un intérêt collectif, la partie peut aisément être détruite au profit du tout, puisque lui seul compte.
Et c'est dans le concept de corps social que se trame l'infâme de l'idéologie future. Nier l'individu, le briser dans un moule avant de le pétrir avec d'autres amas de chair, c'est condamner toute perfectibilité, condamner toute évolution possible. C'est aussi briser l'innovation, les particularités, tuer les différences, abêtir ceux qui voudraient lever la tête et voir plus loin que les autres. Le corps social cher à Rousseau engendrera la pire barbarie qui existera jamais, l'idéologie socialo-marxiste. La même idéologie qui, portée au pouvoir, déportera à tours de bras les pauvres êtres refusant d'être un mouton guidé par un berger aveugle.
En ce sens donc la pensée de Rousseau est corruptrice de l'individu car, au motif de le libérer (de force) du joug d'une société qui le corrompt, elle va remplacer ses boulets par des chaines, prendre un forçat et en faire un esclave. Il n'y a pas là beaucoup de progrès social et nous ne devrions pas avoir, plus avoir à choisir entre deux maux lequel est le moindre. Car que faire si un monde civilisé et timide n'a rien trouvé d'autre à opposer à la renaissance brutale et à visage découvert de la barbarie que des concessions ? (A. Soljenitsyne, Discours de Stockholm, 1972) En suivant Rousseau , nous détournons en même temps notre regard de la liberté tant promise. Car qui est meilleur prêtre que celui qui a tout à gagner à nous convaincre ? Rousseau était de ceux là et de sa plume il devait séduire ceux qui, quelques mois après, devraient aller faire la révolution, non pas au chant des tambours mais dans le sang, les larmes, la haine et la folie, en n'oubliant pas que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps (social): ce qui ne justifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre.(Rousseau, Le Contract social, Chapitre VI, Du souverain)
Sur cette abomination de la pensée, sur cette négation ouverte et justifiée de notre humanité, il convient maintenant de tirer le drap de l'histoire, et les leçons qui en découlent. Admettons que l'homme était un animal étrange avant de se civiliser au contact de ses semblables. Admettons qu'il est un loup pour l'homme (Hobbes dans la citation en latin, lupus est homo homini). Mais refusons un salut offert par d'autres esclavagistes. Ne quittons plus les rames d'une galère pour les chaines des travailleurs de force à la solde d'un seigneur tout puissant, père de notre esprit, et capitaine de notre âme. Rejetons notre propre barbarie et tournons-nous vers la liberté, celle-là même qui a un visage tout simple, celui de choisir. En laissant à l'individu le choix de sa vie, et en veillant par un cadre normatif intelligent et adapté à ce que les autres le laissent faire aussi, nous parviendrons à rassasier notre soif, commune mais avant tout individuelle, de liberté. Seul, l'homme ne pourrait pas survivre, il a besoin des autres. Mais la société ne peut pas, elle non plus, survivre si ceux qui la composent ne sont plus capables de la penser autrement. Imaginer l'avenir, c'est déjà découvrir la vérité et toucher à un certain idéal.
Le prochain article portera sur l'origine du pouvoir et son utilisation.