dimanche 3 octobre 2010

Mondialisation et éthique des échanges ( par le Pr Jean-Yves Naudet)

MONDIALISATION ET ETHIQUE DES ECHANGES

Par Jean-Yves NAUDET


Professeur à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)

Directeur du centre de recherches en éthique économique


(Article paru dans le « Rapport moral sur l’argent dans le monde en 2002 »

publié par l’Association d’économie financière)


Le jugement critique porté sur le mouvement de mondialisation se place souvent sur le plan éthique : la mondialisation accroîtrait les inégalités, épuiserait les ressources naturelles au détriment des générations futures, maintiendrait le tiers-monde dans la misère, détruirait l’environnement, aggraverait les difficultés sociales. Autant d’observations qui se situent largement sur un plan moral et qui aboutissent souvent à une condamnation du principe même de la mondialisation ou du moins de ses modalités actuelles.

Un jugement plus équilibré sur la mondialisation ne doit donc pas perdre de vue ces considérations éthiques. Or, pour l’économiste, ce jugement ne peut être porté qu’en revenant à la base de ce qu’est la mondialisation : une généralisation de l’échange, phénomène qui, lui, est naturel. Il faut remonter à la source et si l’échange, que la mondialisation ne fait que rendre universel, est éthique dans son principe, la mondialisation le sera aussi. Cela n’enlève rien aux difficultés ou aux scandales qui peuvent accompagner la mondialisation, mais cela empêche de la critiquer dans son principe, en la considérant en elle-même comme immorale.

On observera au préalable qu’il y a une ambiguïté dans la critique anti-mondialisation, qui regroupe deux courants diamétralement opposés : le premier considère que la mondialisation ruine le tiers-monde, empêche son développement, accroît les inégalités mondiales, et donc que la mondialisation se fait contre le tiers-monde, à son détriment ; le second pense au contraire que la mondialisation ruine les pays riches, les envahissant par la concurrence déloyale des bas salaires et des faibles conditions sociales, ruinant les entreprises des pays développés, menaçant leur agriculture par l’invasion des produits à bas prix et détruisant des emplois. Ces deux critiques sont contradictoires et il y a donc, au moins, deux types d’argumentation dans les courants anti-mondialisation.

L’ECHANGE, UN JEU A SOMME POSITIVE

Dans les deux cas, le point de départ est celui d’un jeu à somme nulle, avec un gagnant ( le pays pauvre ou le pays riche, suivant les cas) et un perdant. Voilà effectivement qui rendrait la mondialisation immorale, puisque l’échange le serait également. Or il y a là un contresens sur ce qu’est l’échange. Il s’agit dans tous les cas, s’il est libre et volontaire, d’un jeu à somme positive, source de création de richesses. Il y a deux gagnants dans l’échange ( les deux partenaires) ce qui en fait la supériorité éthique. Cela vient de la conception subjective de la valeur des biens échangés : cette valeur est appréciée par chacun des co-échangeurs différemment. Celui qui vend accorde plus de valeur à ce qu’il achète qu’à ce dont il se sépare (sinon il ne le ferait pas) et celui qui achète en accorde plus à son tour à ce qu’il achète qu’à ce qu’il vend, sinon il ne le ferait pas non plus : la motivation d’un échange libre tient à ce que chacun y trouve son compte. Il y a donc un gain net qui bénéficie aux deux parties et l’échange ne peut être inégal puisque chacun en retire des satisfactions subjectives, dont il n’existe pas de mesure objective : cela dépendra de l’usage que l’on fera du bien acheté. Ce sont ces différences d’appréciation qui, justement, provoquent l’échange.

Plus fondamentalement, l’échange repose sur un principe éthique fondamental : celui de deux volontés libres qui se rencontrent dans un contrat, lui aussi librement négocié, et qui échangent leur propriétés légitimes, elles-mêmes obtenues par une création, un travail ou un autre échange. L’échange repose donc sur un principe moral, celui de la liberté des consentements et l’on n’est jamais obligé d’accepter un échange, du moins si l’on se trouve, comme au niveau mondial, dans un climat général de concurrence : il n’y a qu’en monopole que l’échange peut être contraint.

ECHANGE ET ECLATEMENT DES CONNAISSANCES

Pour comprendre ce caractère éthique de l’échange, il faut remonter à sa source, qui tient à l’éclatement des connaissances et des informations. Aucun ne nous, aucune entreprise, aucun pays, aucune personne ne peut tout savoir et c’est pour cela que l’on pratique la division du travail, la spécialisation qui permet de bénéficier des qualités et des connaissances des autres et de faire bénéficier les autres de nos propres informations et qualités. Le marché, qui repose sur l’échange, n’est rien d’autre qu’un vaste système de traitement de l’information et l’on sait que les tentatives de traitement centralisé de l’information, par une planification obligatoire, ont toutes échoué. Des auteurs comme F.A. Hayek ont souligné ce rôle de l’ignorance dans la vie économique. Contrairement à ce que pensaient les économistes néoclassiques, nous ne sommes pas en information parfaite, mais en information partielle. Les prix ne sont rien d'autre qu'un système de traitement de l'information. Plus généralement, la division du travail et l’échange qui en résulte sont une façon d’acquérir, dans des produits finis, les connaissances, le savoir-faire, les qualités, les informations des autres. L’échange entraîne un progrès pour tous, d’où à nouveau sa dimension éthique, parce qu’il permet d’accroître le stock global de connaissances dont chacun peut bénéficier. Il est évident qu’en généralisant l’échange au niveau mondial, on accroît le champ global des connaissances dont chacun peut bénéficier.

A ces arguments de base en faveur de l’échange le plus général possible, on peut ajouter que la mondialisation des échanges a encore d’autres conséquences éthiques plus appliquées cette fois.

Tout d’abord, il est évident que si l’échange bénéficie aux deux parties, il a des conséquences favorables aussi, lorsqu’il se fait entre entreprises de pays de niveau de développement différent, pour les pays pauvres comme pour les pays riches.

Pour les pays pauvres, l’échange permet de se procurer des biens nécessaires au développement, biens que l’on ne produit pas soi-même (biens d’équipement) et de trouver des débouchés pour ce que l’on produit (exportations). La mondialisation est donc ici facteur de développement et l’on sait que le commerce est la meilleure forme d’aide au développement, très supérieure à l’aide publique, souvent gaspillée. L’histoire montre bien que les pays fermés se sont enfoncés plus encore dans la misère et que le développement a bénéficié ( de l’Asie du Sud-Est à l’île Maurice ) aux pays qui jouaient le jeu de l’ouverture internationale. Tous les pays, même les plus pauvres, ont des atouts à faire valoir, en termes de capital humain et le faible coût de la main d’œuvre peut leur donner un avantage compensant une moindre productivité : peu à peu le développement permettra d’améliorer salaire et protection sociale.

Pour les pays riches, on sait que le commerce a soutenu l’activité économique et qu’il est un stabilisateur de conjoncture ; en sens inverse on voit très bien, en 1929 par exemple, comment le repli sur soi a aggravé la conjoncture. En outre il faut voir les avantages pour le producteur ( grâce aux exportations), mais aussi pour le consommateur ( grâce aux importations) qui peut se procurer des produits meilleur marché : ce qui est souvent présenté comme un danger est au contraire un bénéfice dans une société de consommation : on bénéficie des avantages comparatifs des autres et de leurs efforts et gains de productivité.

ECHANGE LIBRE ET LIBERALISATION POLITIQUE

Ensuite, il est vrai que l’ouverture économique ne s’accompagne pas toujours d’une ouverture politique et c’est cela qui freine les avantages de l’échange : les pays qui refusent les libertés fondamentales tirent moins de profit de l’échange que ceux qui jouent le jeu de la démocratie et des droits des personnes. Mais il est évident - on l’a bien vu avec l’Europe de l’Est - ou plus prés de nous avec le Portugal, l’Espagne ou la Grèce - que l’échange de produits ne va pas sans un échange des idées, des hommes, de l’information et des valeurs. En ce sens, l’échange libre peut être un facteur de libéralisation politique, ce qui, à nouveau, lui donne une supériorité éthique. L’échange est typique des sociétés ouvertes et non closes et des liens impersonnels. La généralisation de l’échange marque un mouvement – accentué par la chute du mur de Berlin- en faveur des sociétés de libertés, dont les libertés économiques font partie. Il y a bien une éthique dans le respect des droits fondamentaux et ce respect peut, grâce à l’échange, s’étendre de la sphère économique vers la sphère politique : c’est ce que l’on peut espérer progressivement de la participation aux échanges de pays comme la Chine.

Certes, les adversaires de la mondialisation s’inquiètent des risques, pour l’éthique, de la domination d’un pays ( les Etats-Unis en l’occurrence ) ou d’un groupe de pays ( l’OCDE par exemple) sur les autres. Il est vrai que l’hégémonie n’a rien d’éthique. mais cela repose sur un contresens : on raisonne comme si l’échange se faisait d’Etat à Etat, de gouvernement à gouvernement, entre pays, comme dans un commerce d’Etat .Or l’échange n’est pas, contrairement à l’expression courante, international ; il se fait entre entreprises - voire entre personnes par nos achats quotidiens - et il n’y a pas de différence de fond entre un échange entre deux entreprises d’un même pays et un échange entre deux entreprises de deux pays différents. C’est le même principe qui est en jeu et c’est d’autant plus vrai qu’aucun produit ne peut plus être considéré comme étant à 100% d’un seul pays. Le moindre produit manufacturé a des composants, matières premières, sous-traitants ou services provenant de très nombreux pays et la traçabilité de l’ensemble serait bien difficile à reconstituer, tant l’interpénétration des économies est déjà un fait.

LA MONDIALISATION EST UN FAIT

La mondialisation est un fait; c’est une réalité. Comme toute action humaine, elle comporte des faiblesses, des risques, des limites. Mais son principe ne peut être contesté, en tous cas sur un plan éthique. Quant au plan pratique, même les plus farouches adversaires de la mondialisation en utilisent tous les instruments, tous les moyens, communiquent par internet, utilisent leur portable, prennent l’avion et envoient des fax et se servent de toutes les technologies qui abolissent les frontières entre les hommes. En ce sens chacun, même les adversaires de la mondialisation, la reconnaît comme un fait acquis.

Il reste que la mondialisation suscite des craintes parce qu’elle véhicule, comme toute action humaine, le bien et le mal, les forces et les faiblesses des hommes et que l’on se situe dans le monde réel, celui d’hommes imparfaits, et non dans un monde idéal, celui que donnerait des hommes parfaits. Parmi ces craintes, l’une est plus intéressante que les autres, c’est la peur de l’uniformisation culturelle qui résulterait de la mondialisation et la préservation des cultures nationales ou locales a bien sûr une dimension éthique. En réalité, la mondialisation agit ici comme tout phénomène économique : il y a des destructions et des créations (comme dans la « destruction créatrice » ). Et si certaines diversités disparaissent, d’autres apparaissent.

Mais cela vient nous rappeler que plus notre vision économique est large, à l’échelle de la planète désormais, plus il devient essentiel pour chacun de s’enraciner localement dans des traditions, dans des communautés, dans la société civile. Le mouvement de mondialisation sera d’autant plus « humanisé » que l’on aura pris conscience que l’économie n’est pas le tout de l’homme et que cet homme a des dimensions culturelles ou affectives qui doivent, elles aussi, se développer, s’enraciner et servir de contrepoids à la mondialisation économique. Si la mondialisation, c’est la diversité des échanges et des produits, elle doit s’accompagner aussi d’une plus grande diversité culturelle, grâce à une société civile forte et dynamique.