dimanche 22 août 2010

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De l'Ethique et des morales,
en finir avec la confusion des sens.
Par
Nicolas Madelénat di Florio,

Philosophe.
Devant définir la délicate notion d'Ethique, je suis rapidement porté à demander aux spécialistes des mots la signification de celui-ci. Tout naturellement donc, et au hasard de mon choix, me voici égaré par les dictionnaires, ces chefs-d'oeuvre de l'intelligence humaine qui devraient contenir toute la sagesse de l'histoire, de la pensée. Pourtant, aucune définition ne me semble correcte. Au Dictionnaire Richelet, pourtant si complet en règle générale, et reconnu par les spécialistes comme une perle de finesse, je dois faire remarquer qu' Ethique et morale ne sont pas la même chose. En effet, à l'entrée « Ethique », il donne « nom féminin. Morale; terme à finalité didactique (enseignement et éducation ). Exemple : Les Ethiques d'Aristote, ses ouvrages moraux ». D'autres ouvrages, plus contemporains, s'égarent aussi. Ces deux notions, fondamentales pourtant à qui veut comprendre les sociétés humaines, ne peuvent être mélangées, voire confondues, ce qui est plus grave encore.
La première apparition du terme Ethique remonterait à Aristote. C'est à ce philosophe que l'on doit de marquer le début de cette étude si particulière de la place qu'il convient de laisser à l'Homme. Je suis alors rapidement porté à me demander ce qui fit naître cette idée de préciser que, par exemple, la vie n'est pas un droit mais un impératif inaliénable allant de pair avec la condition humaine. A l'histoire de la pensée de répondre et de justifier la mise par écrit de ce qui va devenir un des mouvements intellectuels les plus importants, l'humanisme. Mais nous n'en sommes pas encore là. Aristote voit la Grèce s'agiter, et le monde frémir sous les coups répétés de vagues montantes, c'est la folie des hommes à se détruire. Ce contexte si particulier d'un monde violent va engendrer de très nombreuses réflexions chez le philosophe, et plus largement dans toute la classe intellectuelle de l'époque.
Pourtant, la vraie question de la séparation de l'Ethique et des morales, la question qui m'occupe ici, doit être lue, anticipée, chez Platon lorsque, dans Les lois, il s'interroge sur les origines de la notion de règle, de Norme, souhaitant savoir si elles sont attribuées à un Dieu ou à quelque être humain1. Cela peut sembler anodin, de prime abord. Pourtant c'est là l'apogée de la pensée et de la critique politique au sens intelligent du terme. Car la Politique, c'est avant tout le rapport des hommes entre eux (la pensée n'a pas encore été polluée par les inepties socialo-marxistes inspirées largement par le contrat social et autres niaiseries) et le juste équilibre entre leurs attentes, leurs besoins, et ce que Saint Augustin (354-430)2 puis René Girard (1923-...) rajouteront, la régulation de la violence par l'Etat. L'instrument étatique, la machine-Etat étant alors un simple moyen de garantir une paix relative et durable entre les individus. Cette insistance sur le rapport de l'Ethique à la société humaine est permanente chez Platon, puis chez Aristote. Dans son livre, l'Ethique à Nicomaque, Aristote ne peut même pas envisager que l'on veuille séparer l'étude de l'invidivu de son rapport à l'autre, mais aussi de la vie en société. En somme, pour lui, c'est à la philia, le rapport harmonieux, pacifique, et profitable à tous, qu'il faut confier le soin d'orienter l'organisation sociale. Cette philia, chère à Aristote et aux penseurs logiques, c'est l'Ethique, qui doit guider tous les choix afin de donner à chacun une place qui lui convienne, dans le respect de l'autre et de sa différence.
Mais alors, que dire du rapport entre les termes Ethique et morales ? Je semble en effet m'être éloigné de ma volonté première; au contraire. Car en insistant sur la distinction platonicienne des règles de conduite internes et externes à l'Homme, je touche déjà au cœur de la division entre ces mots futurs. La règle universelle, et au-delà de tous les clivages dogmatiques et religieux, partisans, c'est l'Ethique, ce qui fait que nous respecterons notre prochain car il est humain. Les morales, quant à elles, recoupent les règles ponctuelles de vie entre les individus, et changent d'une société, d'une époque, d'un groupe à un autre. Les morales sont donc considérées par les philosophes comme relatives (c'est à dire changeantes, variables), et l'Ethique comme objective (n'étant pas influencée par les individus), puisqu'elle ne dépend pas de l'esprit humain mais de son essence propre, étant à la fois interne à son être et externe car n'étant pas inféodée à son époque, son éducation.
L'Ethique appelle alors un rapprochement intéressant avec une notion philosophique qui guidait la vie de nombreux philosophes et qui a été reprise par les penseurs romains, la Vertu. Monsieur de Voltaire, dans le Dictionnaire philosophique, donne de cette attitude consciente et provoquée une définition intéressante, disant qu'elle correspond au sensus communis, et recoupait le sens commun mais aussi l'humanité et la sensibilité. Voici donc confirmée mon hypothèse première sur les applications de l'Ethique et ses domaines de compétence. Elle est, et doit être, un phare empêchant les navires (la vie des Hommes), de venir se briser sur les récifs de leur propre folie, un garde-fou contre la violence et ses manifestations. Aux morales, ces codes non-écrits gardiens de la cohésion sociale, de remplacer les voiles et de recueillir les vents des volontés individuelles, favorisant la navigation sur la mer de la vie. L'un ne se peut concevoir sans l'autre, et les deux doivent être maintenus dans leur champs propre.
Pourtant, point besoin d'attendre Voltaire pour trouver cette idée centrale que c'est à la Vertu qu'il faut confier le soin d'orienter la vie des mortels que nous sommes. Un philosophe, disciple de Socrate, contemporain oublié de Platon et d'Aristote l'expliquait très bien, c'est Antisthène, le père de l'Ecole cynique de philosophie, premier à dénoncer publiquement la convention sociale comme une création humaine et non divine (ce qui permettait par exemple de faire évoluer sa condition, intéressante approche en terre d'esclavage). Le voici donc porté à se moquer de Platon, ouvertement, lui expliquant que l'orgueil est une conséquence du regard recherché de l'autre, que ce même regard n'est que flatterie inutile lorsqu'il ne souligne qu'un jeu de masques sociaux et de rôles pré-définis, bref, qu'il n'est pas libre, mais esclave de ces codes dont il méconnaît par principe l'existence. D'Antisthène bien sûr l'Histoire, avec l'aide de Platon, aura soin de gommer l'enseignement, préférant éviter que la vanité ne soit combattue et qu'une approche intelligente ne soit proposée à la place. Cette approche, pourtant, reprise par Aristote, consiste à suivre en tout temps sa « boussole intérieure », c'est à dire l'Ethique.
Vous aurez soin, alors, de souligner que je semble maintenant confondre, après l'avoir dénoncé, Éthique et morales. Vous aurez, presque, raison. Car il est des moments où Ethique et morale se chevauchent, de facto. Il est des règles qui peuvent voir cohabiter ces deux notions fondamentales. C'est le cas du respect de la vie, encore. Cet exemple est d'autant plus intéressant qu'il comporte un pendant terrible. Expliquer que chacun respectera le droit d'être en vie de l'autre peut sembler léger. Pourtant, bon nombre de religions érigent le sacrifice en geste ultime de soumission et d'adoration. Mais alors, notre argumentation, notre thèse, ne tient plus, l'édifice de la pensée s'effondre. Cet instant n'est pas venu. Car en portant sur l'autel un de leurs semblables, et en ouvrant sa poitrine d'un coup de dague, le prêtre n'est plus un homme mais le représentant du Dieu. En somme, il s'élève au dessus de la condition mortelle, temporelle, qui empêche de tuer, et par le souffle de l'éternel accomplie le geste ultime, en communion avec l'élément divin qu'il représente. Il ne peut donc plus aller a contrario de son essence, puisque cette même essence voit sa nature changée temporairement.
En conclusion, je souhaite insister sur le fondement des notions présentées et définies ici. Les morales font de nous des créatures vivant en société dans une paix relative. L'Ethique, quant à elle, fait de nous des humains.
1PLATON, Les Lois, 624a.
2AUGUSTIN D'HIPPONE, La Cité de Dieu.

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Quelques remarques liminaires

Le point de vue d'un économiste

par Jean-Yves Naudet

Directeur du centre de recherches en éthique économique

L'économiste a peu à ajouter aux prolégomènes du philosophe sur l'emploi des mots dans la tradition philosophique et les maux qu'engendrent les confusions des mots. L'Ethique, c'est la règle universelle, inscrite dans le coeur de chaque homme, comme le montre l'exemple emblématique d'Antigone sur les lois non écrites, et la morale (au sens strict: les moeurs) en sont l'application dans une société donnée.
Mais le spécialiste de l'éthique économique contemporaine est bien obligé de constater une évolution des termes ces dernières années, ce qui peut entrainer une confusion dans l'esprit des lecteurs, suivant qu'ils consultent un ouvrage récent ou un classique des siècles précédents. Ainsi, on parle désormais d'éthique des affaires, d'éthique en entreprise, de bioéthique, qui sont des éthiques appliquées, donc variables dans le temps; en sens inverse, le terme morale, après avoir été déprécié ("la morale bourgeoise "par exemple) sert de plus en plus pour parler des fondements, des grands principes, qu'ils trouvent leur racine en Dieu ou dans une conception simplement humaniste et laïque. Il y a donc une inversion du sens des termes dans les ouvrages récents, et, si on doit la regretter, il faut en être conscient pour décrypter les différents textes. Cela correspond d'ailleurs au fait que morale est moins utilisé (puisque ce sont aujourd'hui les grands principes) alors qu'éthique devient presque un terme galvaudé (comme dans "éthique citoyenne" qui n'est qu'une expression du politiquement correct.)
Ces problèmes-essentiels-de vocabulaire étant posés (car la confusion des idées vient souvent de la confusion des termes), la question de l'éthique économique, comme on dit donc couramment aujourd'hui, est extrêmement complexe, ce qui explique beaucoup de désaccords apparents faute de bases claires. Prenons un exemple qui est apparu dès l'ouverture de notre groupe de réflexion, dans les premières remarques spontanées sur le mur. Parmi les protestations "éthiques" des membres, la question du profit est apparue en premier, autour des idées "notre société ne pense qu'au profit ou au matérialisme" ou "le profit est illégitime". Le premier point porte sur la confusion des ordres sociaux. Il est évident que la vie de l'homme est multiple. Nous sommes des "homo oeconomicus", portés à l'échange et là l'intérêt joue évidemment un rôle, donc le profit aussi; nous sommes des "homo civis", des citoyens dans l'ordre politique, et là l'essentiel tourne autour de la protection des droits fondamentaux et des vertus civiques de la vie en société; nous sommes les "pater familias" dans l'ordre communautaire (associations, famille, religion, etc.) où nos décisions reposent sur l'affection, l'amour, la solidarité, les sentiments. Ce qu'on peut reprocher au monde contemporain, c'est un débordement d'un ordre sur un autre, quand la politique envahit tout (totalitarisme, mais aussi Etat providence), ou quand la religion prétend gouverner la société (théocratie) ou quand l'économie prétend régir toute la vie sociale, y compris les rythmes de vie. On ne peut reprocher à l'échange, à l'ordre marchand et économique de reposer sur l'intérêt bien compris de chacun; ce qu'on doit dénoncer c'est le débordement d'un ordre sur un autre; chaque domaine doit avoir sa place. c'est un premier point et c'est la condition d'une société harmonieuse.
Mais il y a un second point. L'ordre marchand repose sur la recherche d'un certain bien être: se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, s'éduquer, se distraire, voyager,...D'une certaine façon (mais c'est un débat complexe sur lequel on reviendra), il y a là une recherche d'un intérêt personnel, ou tout au moins de ce que l'on appelle son bien propre: il n'est pas mauvais en soi de vouloir vivre mieux, mieux se soigner, mieux se loger, etc. Cela nécessite des moyens et dans une société marchande, cela passe par des revenus. Il y a des motivations diverses à l'activité économique, mais le gain d'un revenu fait partie des motivations importantes. Nous avons vu à propos de la distinction des ordres que l'homme, heureusement, ne se résumait pas à cela; mais nier cette nécessité, c'est faire de l'angélisme. Or les revenus (en dehors du vol, par nature immoral) ne peuvent venir que de nos activités économiques, directement (salaire, intérêt, profit) ou indirectement (la redistribution sociale par les impôts et cotisations, reversés en prestations sociales, sujet délicat sur lequel on reviendra). Chacun admet que le salaire rémunère le travail "salarié" et que l'intérêt rémunère l'épargne. Et le profit?
Dénoncer le profit en soi- ce que font beaucoup de personnes sincères, mais ce que fait aussi le marxisme, repose sur une ignorance du fait suivant: en soi, le profit n'est que la rémunération de l'entrepreneur. Celui-ci, comme le salarié et l'épargnant, rend des services (de l'artisan au chef de grande entreprise): il assume les risques, anticipe sur les besoins futurs, innove, organise la production, et surtout il est celui qui perçoit (ou croit percevoir, il peut se tromper)avant les autres des besoins non satisfaits et donc de nouveaux moyens de les satisfaire. Pour cela, il est légitime qu'il soit rémunéré. Mais la particularité, c'est qu'il s'engage (sauf faillite) à épargner au salarié et à l'obligataire le risque d'une rémunération variable: salaire et intérêt sont donc fixés par contrat; au contraire le profit n'est qu'un solde aléatoire, positif s'il a bien géré, négatif s'il a mal géré; cela l'incite à bien gérer, mais le risque est toujours présent s'il a fait de mauvais choix. On ne peut donc dénoncer de manière générale le principe des profits.
En revanche il y a une interrogation éthique nécessaire et parfaitement légitime lorsqu'on se demande dans quelles conditions ce profit a été réalisé: l'entrepreneur a-t-il trompé son monde (problème de l'information, de la fraude, de la publicité mensongère; c'était déjà la grande préoccupation du Moyen--âge avec le risque de trucage des balances...); a-t-il bénéficié d'un privilège, comme un protectionnisme arbitraire, ou un monopole garanti par l'Etat, ou une profession fermée qui fausse la concurrence,etc. Autrement dit, dans quelles conditions ce profit a-t-il été obtenu, les règles du jeu ont-elles été correctes, ce qui passe par des institutions de qualité. Toute la scolastique médiévale a débattu de ces questions autour du "juste prix" avant de réaliser que le résultat en soi n'était ni juste, ni injuste(qu'est-ce qu'un "profit trop élevé"), mais que la question était de savoir si les règles du jeu étaient justes ou truquées: c'est le grand débat justice de résultat/justice de procédure. Il y a donc bien une interrogation éthique sur le profit, mais elle ne porte pas sur son principe (légitime) mais sur les modalités de sa réalisation, et là, effectivement, il peut y avoir beaucoup à critiquer.
En conclusion, cet exemple du profit amène à dire ceci: personne n'oserait parler d'éthique médicale sans connaitre un mot du fonctionnement de la médecine; personne ne parle de bioéthique sans avoir quelques connaissance sur la vivant et les mécanismes de la vie; pour parler d'éthique appliquée, il faut comprendre le domaine d'application. Comment parler d'éthique du profit, puisque c'était l'exemple choisi, sans comprendre ce qu'est le profit. Et donc la condition préalable à toute réflexion d'éthique économique, pour ne pas se laisser manipuler par l'idéologie, pour porter un vrai jugement de valeur, c'est de comprendre les mécanismes économiques qui sont derrière. Qui pourrait par exemple parler d'éthique financière, sujet d'actualité, de manière pertinente, et proposer des solutions, sans comprendre comment fonctionne le crédit ou les marchés financiers ? C'est la raison pour laquelle dans ce domaine il y a beaucoup d'a priori, animés par de bons sentiments, voire par une grande générosité, qui conduisent à des jugements faussés par manque de compétence technique. Les autorités morales, comme on dit, nous montrent le chemin de la nécessaire modestie, puisque par exemple le pape Benoît XVI, pour écrire sa dernière encyclique sociale, a lui-même expliqué qu'elle était parue avec retard car il avait voulu comprendre les mécanismes économiques avant de porter un jugement éthique sur eux. Pour porter un jugement éthique sur l'économie, il faut faire l'effort de comprendre les mécanismes économiques.