dimanche 12 décembre 2010

Augustin d'Hippone, théoricien de la propriété privée.

La question des biens matériels dans les Confessions de Saint Augustin, une large part d'inspiration platonicienne
ou éthique de la possession dans la pensée d'Augustin d'Hippone

Par
Nicolas Madelénat di Florio,

Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.

A Jean-Yves Naudet, en souvenir d'échanges sur la pensée de ce grand philosophe,
A C., car l'Histoire nous garde -ou devrait le faire- de la folie des Hommes.

Mais il est d'autres ailes que celles que l'homme s'attache aux omoplates pour s'affranchir de la pesanteur ; il y a les ailes, celles-là plus résistantes et plus souples, que l'homme s'attache au cœur, lorsque ce cœur est haut placé, à l'esprit, quant cet esprit est de noble essor, pour triompher de la méconnaissance des contemporains, de la méchanceté des jaloux et de l'aveuglement des ignares ; ces ailes-là, elles l'élèvent, elles l'enlèvent au-delà du temps, des injustices dont on l'abreuve, pour le transporter, par avance, en imagination, vers les sommets de l'Avenir réparateur où son âme visionnaire et enivrée voit s'empourprer, sur les neiges enfin fondues et l'indifférence et du dédain, les reflets, pour jamais incandescents, du soleil prochain de la Gloire !
Robert de Montesquiou, Majeurs et mineurs, Précurseurs et distancés.

Il est d'usage de considérer la pensée de Platon comme inspiratrice des courants socialistes, voire marxistes. Cette erreur, largement répandue, repose sur une habitude simple : confondre le rejet du matérialisme avec la condamnation par principe de toutes les formes de possession et donc, de fait, la propriété privée. C'est afin de démontrer la nullité de pareille confusion que j'ai souhaité présenter ici le rapport, fort, entre Saint Augustin, Evêque d'Hippone, un des plus grands philosophes de la pensée chrétienne, et la pensée de Platon. Cette démonstration reposera sur plusieurs axes : avant tout, la mise en avant d'un point souvent ignoré, à savoir qu'Augustin est un des premiers à avoir théorisé la propriété privée ; ensuite, que Platon n'était pas un communiste avant l'heure et que sa pensée s'oppose à ces courants avant même qu'ils n'existent, tout comme il s'oppose aux socialismes futurs. La paternité est donc bâtarde et impossible. Enfin, que Platon n'a pas inventé le rejet du matérialisme primaire, mais qu'il n'est là qu'un marqueur de la pensée de son temps et du temps l'ayant précédé ; disciple de Socrate, et inspiré par les cyniques. Carrefour heureux donc à l'historien de la pensée et des idées, puisqu'il se place à l'embranchement du père de la philosophie comme doctrine de vie, et de mort (confer le Procès de Socrate comme acte fondateur de la communauté des philosophes) et continuateur de sa doctrine, avec des approches un peu différentes de celles des philosophes cyniques (Ecole fondée et portée par Antisthène, troisième disciple marquant de Socrate avec Platon et Aristote) mais ayant aussi largement inspiré l'Ecole stoïque. La pensée de Platon vient donc tout naturellement irriguer la pensée d'Augustin, lequel ensuite viendra abreuver les penseurs chrétiens. Ignorer Saint Augustin d'Hippone revient donc à rejeter des siècles de tradition intellectuelle et, aussi, une large part de la pensée chrétienne.

Les économistes l'ignorent souvent, et sur ce point je ne peux une nouvelle fois que souligner la culture ô combien stimulante de l'académicien Jean-Yves Naudet, mais l'économie existait bien au-delà des époques considérées comme modernes. Socrate, déjà, parlait d'éthique et d'échanges. Dans la droite ligne d'une de ses méthodes didactiques (le dialogue socratique), pour enseigner, expliquer, transmettre et convaincre, le père de la philosophie utilisait souvent l'allégorie, voire la fable. Un exemple célèbre, bien que plus « récent », a été donné par un philosophe néerlandais, Bernard Mandeville, dans son célèbre texte La fable des abeilles (1714). Dans cette illustration de la vie en société, l'auteur démontre en quoi l'excès conduit à la perte toute société. L'exemple n'a donc pas été choisi au hasard. Mais revenons à Saint Augustin. Dans les Confessions l'auteur va donner, de manière très détaillée, une sorte d'autobiographie. Aux mauvais critiques de la placer dans la ligne des futurs écrivains biographes comme Montaigne, ou Rousseau. C'est là ignorer la portée philosophique du dialogue socratique. Car Augustin d'Hippone ne parle pas seul, mais s'adresse à Dieu : « Seigneur, essuyez vous même mes taches secrètes, et pardonnez les fautes étrangères à votre serviteur. Je ne prends ma confiance que dans votre bonté, c'est pourquoi j'y ai mon recours. Vous le savez, Seigneur, n'est-il pas vrai, que je me suis accusé moi-même de mes crimes, et que vous m'avez pardonné la malice de mon cœur : je n'entre point en jugement avec vous qui êtes la vérité ; moi qui ne suis que mensonge, je ne me veux pas flatter » (Augustin, Les Confessions, Livre I, Chapitre V.). Il y a donc, au fil de l'ouvrage, un intérêt double à savoir analyser son âme, et la faire tendre vers Dieu, c'est à dire vers l'Ethique, l'ordre parfait, l'équilibre ultime de la personne, et présenter la doctrine qui sera sienne. Cette idée se vérifie lorsqu'il confesse qu'il péchais(t) donc lorsque par un désir de l'agréable plutôt que de l'utile, je préférais le mensonge à la vérité, ou pour mieux parler, que je haïssais celle-ci, et aimais celui-là (Augustin, Les Confessions, Livre I, Chapitre XIII). Dans ce même chapitre, le procédé de la fable est condamné à discrétion, vivement, et fera même l'objet du chapitre XVI du livre Premier dont le titre est sans équivoque, Contre les fables impudiques. Le chapitre XIII relate en effet l'exigence des maîtres d'Augustin à lui faire apprendre la fable, en langue grecque, relatant le voyage d'Enée et le suicide de Didon, son épouse, lassée d'espérer son retour. L'illustre moraliste utilise donc cet exemple afin de démontrer les excès d'un sentimentalisme inconsidéré et la perte de sa boussole intérieure sensée guidée l'Homme durant son existence. L'éthique est ici toute puissante, à savoir que la vie aurait dû être respectée avant tout (Didon devait éviter le suicide). La fable, en tant que genre, n'entre donc pas sous le coup de l'ostracisme prononcé par Saint Augustin comme le démontre le chapitre XVI du livre Premier : Je n'accuse point les mots, qui sont des vases précieux et innocents, mais bien le vin de l'erreur qu'on nous présentait dedans, et si nous ne buvions pas, on nous fouettait sans qu'il n'en fut permis d'en appeler à un Juge sobre. On retrouve l'usage de la métaphore, de la fable, et c'est là la clef de ce propos, dans le chapitre IV du livre II, au titre évocateur, Son larcin. La propriété privée y est définie par une technique intéressante, à savoir par la transgression ; ainsi, Véritablement votre loi divine, aussi bien que cette autre naturelle, que la malice n’effacera jamais de nos cœurs, condamne le larcin ; car encore bien que chaque chose ait de l’amour pour ce qui lui ressemble, qui de tous les larrons en souffre une autre ? Ce vice est même si odieux, que le plus riche du monde ne permettrait pas que le plus indigent prit rien de ce qui lui appartient. Et de présenter ensuite, par l'image, ce qu'il jugera pire que tout, Toutefois quelque injustice qu’il y ait à dérober, je voulus faire un vol, et je le fis, non par la contrainte de quelque besoin, mais par un dégout de l’équité et un excès de malice. On le peut aisément juger, puisque je dérobai, non pas ce que je n’avais point du tout, mais ce que je possédais en abondance : désirant de jouir de la seule injustice de mon péché, sans m’arrêter à sa matière. Son larcin est fort simple, il volera, avec quelques compagnons, des poires sur un arbre voisin. Pourtant la double portée de geste est patente : d'une part, il vole, ce qu'il condamne en présentant la propriété privée comme une loi de droit naturel, conforme à la volonté de Dieu ; de l'autre, il vole quelque chose dont il n'a pas besoin, pour le simple plaisir de commettre un acte condamnable. Ainsi, (...) pour cueillir ces poires, ce que nous exécutâmes en rapportant de grandes charges pour donner aux pourceaux. Que si nous fîmes l’essai de quelqu’une de ces poires, ce fut seulement afin de faire ce qui nous était défendu. Le rapport à l'éthique est donc extrêmement fort puisque la possession ne suffit pas, il n'y a là que volonté de transgression d'une règle à vocation sacrée.

Pourtant, avoir à soi, c'est là le sens de possession (posséder en propre), n'est pas contraire à l'éthique ; Saint Augustin n'a jamais condamné le fait qu'un autre possède le poirier. Il insiste d'ailleurs assez sur la responsabilité de ses camarades qui vont voler les fruits appartenant à un autre. C'est l'appropriation des fruits, et un degré supérieur de culpabilité est atteint lorsque l'on sait qu'ils n'en ont pas besoin, qui est le péché, l'acte condamnable. Cette idée se retrouve chez Platon, très clairement, expliquant que lors donc que les autres désirs, bourdonnant autour de ce frelon [l'Homme], dans une profusion d'encens, de parfums, de couronnes, de vins, et de toutes les jouissances qu'on trouve en de pareilles compagnies, le nourrissent, le font croître jusqu'au dernier terme, et lui implantent l'aiguillon de l'envie, alors ce chef de l'âme, escorté par la démence, est pris de transports furieux, et s'il met la main sur des opinions ou des désirs tenus pour sages et gardant encore quelque pudeur, il les tue ou les boute hors de chez lui, jusqu'à ce qu'il en ait purgé son âme et l'ait remplie de folie étrangère (PLATON, La République). En somme, la possession des biens matériels n'est pas contraire à l'éthique, ou frappée par l'immoralité de quelque société (si ce n'est pour les futurs socialistes, et marxistes, dont il semble bien qu'ils doivent maintenant trouver ailleurs justification à l'abominable de leurs systèmes). La seule partie dégradée de l'âme, frappée du seau du péché, de la corruption, c'est une quête effrénée de la possession, à savoir le posséder pour posséder. La richesse n'est pas une abomination, et chercher l'enrichissement non plus ; ce qui est condamnable c'est de ne plus être guidé par l'éthique mais par une soif, inconsidérée et dominatrice, aliénante donc, de vouloir toujours plus, sans raison. Ce que condamnent Platon et Saint Augustin, ce n'est pas d'avoir, mais de cesser d'être au profit des objets possédés. Et c'est là, ce semble, qu'est pour l'homme le risque capital ; voilà pourquoi chacun de nous, laissant de côté toute autre étude, doit surtout se préoccuper de rechercher et de cultiver celle-là, de voir s'il est à même de connaître et de découvrir l'homme qui lui donnera la capacité et la science de discerner les bonnes et les mauvaises conditions, et de choisir toujours et partout la meilleure, dans la mesure du possible. En calculant quel est l'effet des éléments dont nous venons de parler, pris ensemble puis séparément, sur la vertu d'une vie, il saura le bien et le mal que procure une certaine beauté, unie soit à la pauvreté soit à la richesse, et accompagnée de telle ou telle disposition de l'âme. (...) de sorte qu'en rapprochant toutes ces considérations, et en ne perdant pas de vue la nature de l'âme, il pourra choisir entre une vie mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l'âme plus injuste, et bonne celle qui la rendrait plus juste. (PLATON, La République)

La question de la possession est donc très importante, et chez Platon, et chez Saint Augustin. Il serait intéressant maintenant de présenter, sommairement, un fait historique relativement simple, à savoir que l'on doit à Socrate cette approche et de l'Ethique, et de la propriété comme pouvant être corruptrice de l'âme humaine. Car si l'on reconnaît le sacré du bien propre, voire son caractère de droit naturel comme le précise Saint Augustin, il ne faut pas lui ôter la contre-partie terrible, c'est à dire le risque que l'envie corrompe, par ce biais, la personne. Et pour éviter cela, Socrate va prôner un mépris affirmé pour les choses matérielles lorsqu'elles sont placées en balance de l'Ethique. L'exemple le plus frappant de ce choix est d'avoir préféré la mort à la fuite. L'Ethique mérite donc qu'on lui sacrifie son corps, et sa vie ; tout comme elle ne peut être achetée par l'argent proposé, par l'Apologie de Socrate de Platon, par un ami du Maître, pour le faire libérer. Se forme donc une échelle, une aune, à laquelle mesurer les situations. Et de rappeler, encore, que la décision, suivant la réflexion, en conscience, permet -seule- l'acte éthique. Sans choix, pas de décision en conscience, donc pas d'acte éthique. On retrouvera la dominance de l'Ethique chez Antisthène, troisième disciple de Socrate, fondateur de l'Ecole cynique ; pour lui, la boussole intérieure devant guider le Sage doit l'accompagner en permanence, tout au long de sa vie. C'est dans cette idée, probablement, que se trame le démon de Socrate ; celui-ci était réputé l'accompagner partout et se montrer lorsqu'un choix était nécessaire pour l'aider dans la décision, en l'éclairant. Il n'y a donc pas création de concept par Platon, ou par Saint Augustin, mais simplement un écoulement d'idées, de valeurs, jaillissements sans pareil d'une source unique, la place centrale que l'Homme doit occuper dans tout système, philosophique, économique, politique, et moral. Sans oublier toutefois que néanmoins le monde est si né au mal et si perdu, qu'il excite les hommes au vice, de telle sorte qu'on est honteux de n'être pas infâme (Augustin, Les Confessions, Livre I, Chapitre XIII) ; qu'il faut donc, plus que jamais, laisser les démons dans l'ombre de nos craintes et faire confiance, de nouveau, à cette boussole intérieure chargée de nous guider.


(un lecteur avisé aura remarqué que les citations ne sont pas, dans leur totalité, placées en italique ; ce n'est pas là une erreur de typographie mais le respect, scrupuleux, de la présentation du texte d'étude)