jeudi 16 décembre 2010

L'éthique économique, une nouvelle fable de Procuste ?

L'Ethique économique, une nouvelle fable de Procuste ?
Par
Nicolas Madelénat di Florio,

Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.

Je suis certainement trop dur, mais nous vivons dans un univers intellectuel d'autant plus conformiste qu'il croit détenir une espèce de monopole de l'anticonformisme. Cela le dispense de toute autocritique réelle. On passe son temps à enfoncer des portes ouvertes littéralement depuis des siècles. C'est la guerre moderne contre les interdits, déjà ridicule à l'époque des surréalistes, qui continue à faire rage sur tous les fronts. Comme dans les Bouphonia des Grecs, on bourre de paille de vieilles peaux sacrificielles toutes galeuses pour les abattre une millième fois.
René Girard, Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Livre I, Chapitre I, Anthropologie fondamentale.

Cet article ne pouvait pas commencer sans que je prenne le soin de saluer la pensée, et le travail, de l'académicien René Girard, théoricien de la nouvelle anthropologie, autrement nommée anthropologie mimétique. Nul n'ignore, s'il est versé dans la lecture de ma modeste contribution à l'intelligence de ce monde, mon adhésion à cette approche de l'Homme et aux mécanismes qui le forment, et le relient aux autres. A cela plusieurs raisons : un intérêt très vif pour l'Oeuvre de Saint Augustin, dont Girard dit que tout y était écrit, qu'il y a trouvé la mimétique défleurée par le philosophe ; une juste place à concéder à la personne, qui doit être au cœur de toute approche. Pourtant, parler d'éthique, surtout en matière économique, semble parfois en tout point comparable à ces sages qui, dans une ville en flamme, débattaient du sexe des anges. C'est là une erreur, toutefois, que de considérer cette approche du rapport à soi, et du rapport à l'autre, comme une perte de temps. Nombre des opposants à ces considérations arguent pourtant que l'homme est corrompu par essence, et intéressé ; que ne prenant partie que pour lui-même, l'éthique n'existe qu'en dehors de la personne humaine, tout comme la vérité des philosophes, ou la révélation de Dieu par la mort, et la transcendance. Ce raccourci est rapide ; y demeurer c'est avancer dans l'obscurité d'un souterrain et s'étonner de ne pas y retrouver un soleil radieux. J'entends ici, à mon échelle et dans mes disciplines, prouver que l'éthique doit dépasser le cadre de la mode, ce que le bio et autres niaiseries ne feront pas.
Dans des articles précédents, je prenais le soin de préciser ce qu'est l'éthique ; je ne reviendrai donc ni sur le fait que l'éthique sans l'homme ne peut exister, et encore moins sur la notion de décision consciente. L'homme ne peut réaliser un acte éthique sans le vouloir, je pense l'avoir déjà démontré. Quant à l'argument du rapport intéressé à l'autre, il faut se demander en quoi cela est contraire à la morale, et si l'intérêt ne peut pas, fort simplement, être réciproque. A cela, plusieurs illustrations. Un commerçant a intérêt à vendre ses produits, le consommateur a intérêt à les lui acheter. Si les deux se mettent d'accord sur la nature du produit, la quantité, son prix, les deux sont liés par un accord, lequel repose sur un intérêt réciproque. Il n'y a là rien de contraire à l'éthique, dès lors que les deux parties y trouvent satisfaction. Ensuite, si le consommateur cherche des produits à bas prix, en grande quantité, le commerçant est-il responsable de le satisfaire en lui proposant une marchandise peu chère mais aussi de qualité très moyenne ? Si le consommateur est éclairé sur la médiocrité de son achat, il en assume les conséquences ; l'éthique n'est donc pas ici engagée, et encore moins violée. Enfin, si le consommateur, adulte et responsable, achète une paire de chaussures fabriquées dans un pays du tiers-monde, par une main-d'oeuvre sous qualifée et peu payée, la moralité du responsable d'usine est-elle engagée, et dans quelle mesure? Non, car il suffirait au consommateur de cesser d'acheter de pareils produits pour que la production s'arrête de même, ou pour qu'elle s'adapte à une nouvelle demande (produits de qualité, ouvriers traités correctement au travers d'une charte éthique, engagement « qualité de travail » proposé par la marque ...). L'éthique économique n'est donc pas un paradis coupé du monde des hommes, un mont Olympe réservé à quelques universitaires et chercheurs initiés aux mystères. Elle est un appel adressé à toute la société humaine l'encourageant à tenir compte de la juste place de la personne et présentant aussi que l'intérêt réciproque, la recherche du profit, ne doit pas exclure la dimension humaine. L'éthique, d'ailleurs, ne repousse pas ces impératifs économiques ; rechercher le profit n'est pas immoral et la coopération entre les personnes permet de dégager des bénéfices largement supérieurs à ceux que pourrait dégager un entrepreneur connu pour ses méthodes douteuses. Les cas, médiatisés, d'atteinte à l'image d'une marque sont nombreux. Songeons aux jouets fabriqués en Asie dont on sait que certaines composantes sont toxiques pour les enfants, ou dont la production est expéditive, les produits finis étant alors de mauvaise qualité. La réponse du grossiste est alors simple, il rappelle les produits concernés par voie de presse, et de communication. Les conséquences sont catastrophiques, tant en terme d'image qu'en terme financier. D'une part, le commerçant reconnaît publiquement avoir commercialisé un, ou des, produits dangereux ; d'autre part il doit assumer les pertes financières immédiates (le rappel des produits a un coût), et d'autre part les pertes futures, les parents évitant de racheter les produits d'une marque dont les articles sont en partie dangereux pour leurs enfants. S'il y avait eu une charte éthique dans les entreprises concernées, pareille situation ne serait jamais arrivée ; les produits auraient été, en respect du consommateur, sans danger, et les ouvriers auraient disposé du temps nécessaire pour fabriquer correctement. Si l'on superpose, maintenant, la valeur ajoutée au produit « éthique », l'intérêt réciproque augmente encore. Je suis entrepreneur, je m'engage à produire proprement et dans de bonnes conditions un produit de qualité, que je vends à un prix correct. Le client préfèrera acheter un produit éthique dont il connait et la démarche de production, et la démarche militante. Je ne doute pas qu'à l'avenir ce soit une méthode claire et efficace pour orienter le choix des consommateurs.
L'éthique économique peut donc avoir des applications pragmatiques, comme cela vient d'être démontré dans le passage précédent. Pourtant, ce pragmatisme ne doit pas faire oublier les recherches nécessaires à la juste compréhension de ce qu'est l'éthique, ou bien encore comment se détermine un choix éthique. Je parlais dans un précédent article de la dimension de liberté, intrinsèquement liée à la notion de choix ; si, comme le pensent les marxistes, l'homme n'est pas libre, il ne peut pas faire de choix. Il se bornera à reproduire un modèle, fruit d'un conditionnement. Si, comme le défendent les libéraux éclairés sur la construction de l'esprit, et les anthropologues mimétiques, l'individu possède une part d'imprégnation au groupe, et d'autre part une liberté propre, alors il peut décider en conscience de ses achats, il peut donc avoir une démarche éthique. Mais de préciser, et c'était là la raison du titre de ce texte, que l'éthique est absolue par principe, sans pour autant s'imposer ; le meilleur des actes réalisé par mécanisme n'est pas un acte éthique étant sans dimension de choix, et de raison. En substance, vouloir contraindre, comme le faisait le brigand Procuste, qui forçait les gens à s'allonger sur un lit, et coupait les parties de leur corps qui dépassaient, les gens à une approche éthique revient à les vider de toute cette même dimension. Il n'est pas question d'adhérer à une démarche éthique comme on adhère à un syndicat d'extrême gauche, avec un chèque et quelque volonté presque désintéressée de sauver le monde malgré lui. L'approche éthique est un véritable travail sur soi, accessible à tous ; seule va changer l'intensité de la recherche et les applications de ces choix dans la vie de tous les jours. Il n'y a donc pas une éthique à la Procuste qui prescrit et condamne, mais une approche encourageant à choisir, en conscience. L'acte éthique laisse donc le libre arbitre à chacun ; le chercheur en éthique, le Sage pour les cyniques, n'a donc pas à édicter des normes et des codes à suivre. Méfions-nous donc des marchants d'éthique qui s'achètent une âme en sauvant celles des autres ! La démarche éthique est avant tout une approche individuelle partagée, voire vécue en groupe (l'éthique en entreprise). Il convient donc d'éviter que les pouvoirs s'en emparent ; l'Etat n'a pas à imposer la vision d'une minorité décidante à la population. Cette approche est doublement vide : d'une part, on ne sauve pas les gens malgré eux ; d'autre part, l'homme politique est-il un être meilleur que ceux qui l'ont élu ?
En somme, l'éthique est appelée à retrouver sa juste place, non dans la société mais dans le cœur des hommes. Parler d'éthique, c'est déjà repousser les dérives, et les erreurs d'un système ayant oublié que la juste place de la personne est au centre. Qu'en supprimant l'homme de notre pensée dans les sciences humaines, nous privons la machine de l'esprit de sa raison d'être. Et d'ajouter qu'en pensant un peu plus avant de faire, l'individu n'est pas forcément plus intelligent, mais déjà beaucoup plus humain.