Mythologie et éthique économique, la fable de Procuste en question
Par
Nicolas Madelénat di Florio,
Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.
A mon premier maître, à mes premières découvertes littéraires.
A Jean-Yves Naudet, en souvenir d'échanges ès choses économiques et morales.
A C., car rien n'existerait sans la déraison des mortels.
C'est une contradiction dans les termes que de tirer une littérature sans péché de l'homme qui est un pêcheur.
Newman.
Quiconque s'intéresse à la fable, dont on aura soin de préciser qu'elle englobe le sens ancien du terme (et comprend donc en large part la mythologie), ne peut ignorer le Dictionnaire abrégé de la fable pour l'intelligence des Poëtes, des Tableaux, et des Statuts dont les sujets sont tirés de l'Histoire Poëtique, de Chompré dont l'éditeur précise qu'il était licencié en Droit. Y sont présentées, par entrées classées par ordre alphabétique, les différentes images utilisées dans la mythologie, et citées fréquemment dans la littérature, la poésie, et les arts. Dès le début de l'ouvrage, un avertissement de l'auteur car on sait que la Mythologie est un tissu d'imaginations bizarres, un amas confus de faits, quelquefois vrais dans le fond, mais sans chronologie, sans ordre, souvent même répétés sous différents noms ; qu'enfin c'est un assemblage de contes misérables, la plupart destitués [privés] de vraisemblance, et dignes de mépris. Mais on sait aussi que la connaissance de ces chimères poétiques et païennes est absolument nécessaire pour entendre les Auteurs. Dans cette vue l'on a ici rassemblé par ordre alphabétique ce qu'il a d'essentiel à savoir sur cette matière, afin d'épargner aux jeunes gens la peine d'aller puiser dans des sources souvent empoisonnées, où, après une étude dangereuse et dégoutante, il n'y a rien à gagner pour la raison,et il y a tout à perdre pour le cœur (CHOMPRE, Dictionnaire abrégé de la Fable..., Rouen, Chez la veuve de Pierre Dumesnil, 1786). Il y a donc, pour monsieur Chompré, quelque danger à la fréquentation des images proposées par la mythologie, voire l'imitation de celles-ci par la jeunesse ou les lecteurs ; entre cette approche amusante de la crainte mimétique, et la condamnation de Saint Augustin, il n'y a qu'un pas. L'auteur des Confessions condamnait, déjà, la fréquentation d'images jugées contraires à la foi, ou à la droite ligne devant être suivie par l'aspirant à la sagesse (Les Confessions, Livre I, Chapitre XIV. Des Lettres Grecques et Latines. L'auteur y condamne l'apprentissage de textes jugés contraires à la morale et ayant tendance à instiller dans les jeunes esprits des penchants qu'il considère comme mauvais) On retrouve le danger d'appropriation mimétique dans le livre I, Chapitre XVI. Contre les Fables impudiques des Confessions, l'auteur n'hésitant pas à préciser que mais on touche la vérité de plus près, de dire qu'il feignait [Homère] ces fables, transportant les qualités d'un Dieu à un homme méchant ; de peur que les crimes ne parussent ce qu'ils sont, et afin que celui qui en serait coupable, semblât plutôt avoir imité les Dieux immortels que des hommes corrompus. Et néanmoins, ô fleuve d'Enfer ! on embarque les enfants des hommes sur le courant de tes flots avec ces belles merceries, afin de les faire riches de ce butin. Et d'ajouter plus loin, ce qui démontre encore la prégnance de la portée éthique de l'Oeuvre de Saint Augustin, que non, non , les paroles ne s'apprennent pas mieux avec ces impuretés, mais ces impuretés se pratiquent avec plus d'assurance sur l'instruction de ces fables. Je n'accuse point les mots, qui sont des vases précieux et innocents, mais bien le vin de l'erreur qu'on nous présentait dedans, et si nous ne buvions pas, on nous fouettait sans qu'il n'en fut permis d'en appeler à un Juge sobre. Il y a donc un constat double, que partagent Augustin d'Hippone et, plus tard, Chompré. D'une part, la fable ne représente pas forcément des situations réelles ; elle peut être une manière poétique de représenter la vérité, ou des concepts abstraits, sous des atours intelligibles à la majorité. Emile Cioran, philosophe célèbre du Sacré et du religieux, caresse parfois dans ses ouvrages l'idée que les grands textes fondateurs de la pensée religieuse seraient un imagier permettant l'intelligence des phénomènes, par essence complexe, que les rédacteurs voulaient y propager. Cette idée se trouve, à mon sens, largement démontrée par le Coran, qui contient de nombreux textes, poétiques, traitant de points de morale et de religion. Mais l'exemple le plus largement accessible aux Européens reste la mythologie grecque, d'une part car elle a largement inspiré la majorité de notre littérature et de nos arts, et d'autre part car nombre de croyances, et de rites, sont passés dans notre culture. Souhaitant ici ouvrir mon analyse à la fable, et en extraire tout ce qui peut l'être concernant l'éthique économique, il m'est donc venu tout naturellement l'idée d'y chercher les supports nécessaires. Car la fable n'a pas toujours été méprisée dans la littérature, y compris dans la littérature morale, voire moralisatrice. Elle n'a pas hésité, non plus, à servir de relais majeur entre l'antiquité et notre époque, ce qui faisait dire au fabuliste rencontré par monsieur de Florian, dans De la Fable, chapitre introduction à ses Fables (in Oeuvres de Florian, Fables, Paris, 1811) qu'importe à vos lecteurs que le sujet d'une de vos fables ait d'abord été inventé par un Grec, par un Espagnol, ou par vous ? L'important, c'est qu'elle soit bien faite. La Bruyère a dit : Le choix des pensées est invention. D'ailleurs, vous avez pour vous l'exemple de la Fontaine. Il n'est guère de ses apologues que je n'aie retrouvés dans des auteurs plus anciens que lui. Mais comment y sont-ils ? Si quelque chose pouvait ajouter à sa gloire, ce serait cette comparaison. Et à Antoine Houdard de la Motte (1662-1731, auteur et dramaturge français, académicien) de dire que pour faire un bon apologue, il faut d'abord se proposer une vérité morale, la cacher sous l'allégorie d'une image qui ne pèche ni contre la justesse, ni contre l'unité, ni contre la nature ; amener ensuite des acteurs que l'on fera parler dans un style familier mais élégant, simple mais ingénieux, animé de ce qu'il y a de plus riant et de plus gracieux, en distinguant bien les nuances du riant et du gracieux, du naturel et du naïf. Cet avis n'est pas partagé par Jean-François Marmontel (1723-1799, encyclopédiste, philosophe, grammairien, dramaturge) pour qui non seulement La Fontaine a ouï dire ce qu'il raconte, mais il l'a vu, il croit le voir encore. Ce n'est pas un poète qui imagine, ce n'est pas un conteur qui plaisante ; c'est un témoin présent à l'action, et qui veut vous y rendre présent vous-même : son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, de sentiment, il met tout en œuvre, de la meilleure foi du monde, pour vous persuader ; et c'est cet air de bonne foi, c'est le sérieux avec lequel il mêle les grandes choses avec les plus petites, c'est l'importance qu'il attache à des jeux d'enfants, c'est l'intérêt qu'il prend pour un lapin et une belette, qui font qu'on est tenté de s'écrier à chaque instant, le bon homme ! De ces trois fragments il faut donc prendre la mesure. Pour le premier, et c'était là ce que je voulais montrer, l'origine des sujets traités importe peu ; la Fable ayant ce pouvoir formidable d'évoquer en chacun un écho, étant un petit monde à elle seule. Pour le second, la rédaction doit être encadrée, contrainte, il faut instiller une portée morale, de force, et bâtir l'histoire autour. Il y a donc, dans ces fables là, un choix de provoquer le processus d'identification mimétique. Une seule remarque quand au pouvoir d'imprégnation : le lecteur ne s'identifiera qu'à la condition impérative de comprendre, dans sa totalité, de la percevoir, la volonté du fabuliste. L'identification mimétique sera donc décroissante au fil du temps, la société faisant évoluer le rapport à l'écrit, et évoluant elle-même, les usages changent et la capacité à se reconnaître, ainsi que la volonté de s'identifier, s'amoindrira. Dans le troisième passage, enfin, il est fait cas de La Fontaine, un de nos plus grands fabulistes français. Et à l'auteur d'ajouter qu'à son style vient se superposer, le coiffant et le dominant, un impératif de spontanéité ; La Fontaine, pour Marmontel, est dans ses fables, tout comme Proust est la Recherche du temps perdu. L'identification mimétique semble donc inversée, mais en sera d'autant plus attirante. En effet, si l'auteur est le monde dont il parle, alors le lecteur aura en face de lui une personne, et non une feuille de papier couverte de signes, lesquels font écho en son esprit à des significations apprises et à des codes. Probablement est-ce là la différence entre un livre de plage et la vraie littérature, celle qui transporte, car elle est un tout hors du temps, ouvrage élevé à seule fin de servir l'humanité présente en chacun.
La mythologie grecque a légué une fable des plus intéressantes, celle de Procuste. Le Dictionnaire abrégé de la Fable, cité plus haut, en donne une présentation rapide où Procuste, ou Procruste, est un célèbre voleur auquel Thésée se mesure, et qu'il tua. L'énoncé des faits s'arrête là. En croisant diverses versions, il ressort plusieurs éléments : Procuste était un voleur sévissant dans la région de Céphisia (OVIDE, Métamorphoses, Livre VII) et avait pour habitude de forcer les personnes croisées sur sa route à s'allonger sur un lit et à couper les parties de leur corps qui en dépassaient. Une variante de cette légende veut que Procuste dispose de deux lits ; dans le plus grand il couchait les plus petits criminels, et étirait leur corps avec des cordes jusqu'à ce qu'ainsi élongés ils occupent la taille exacte. Les plus grands criminels, quant à eux, étaient couchés dans un petit lit, décapités et avaient les pieds tranchés si nécessaire. Thésée viendra, et lui fera subir le même sort. Pourtant, l'intérêt de cette fable ne réside ni dans l'analyse du sordide, ni dans l'apologie de Thésée comme défenseur du faible et de l'opprimé, voire comme gardien de l'ordre et de la paix, ou pis encore, de la justice. Car ce que dénonce les images portées par l'histoire, c'est avant tout une dérive commune à notre époque, l'égalitarisme. C'est ce que fait Procuste en contraignant les corps à occuper un certain espace, qu'il mesure et corrige, arbitrairement, à partir d'une règle dont lui seul semble connaître, et saisir, la logique. Mais d'ajouter aussi que son autorité découle de sa force ; si les personnes croisées pouvaient s'enfuir, elles n'accepteraient pas d'être traitées ainsi, et mise à mort. Il y a donc, là aussi, une part importante à faire à la légitimité du pouvoir interventionniste de Procuste. Ainsi est-il à la fois maître des mesures, opérateur de la vérification, et correcteur ; il s'arroge donc le droit de faire la loi, de vérifier la conformité du réel à cette aune, et de sanctionner ce qui n'y entre pas. Derrière Procuste, il est alors aisé de distinguer l'ombre de l'Etat qui est souvent marchand de lois, de règles, père des instruments de vérification et de mesure, puis applicateur de la sanction. Il y a donc dans ce fragment mythologique un enseignement fort à tirer, à savoir que la règle n'est valable qu'à partir du moment où elle tient compte de la réalité ; à quoi s'ajoute que l'application de principe, sotte et séparée du jugement éclairé, ne peut être considérée comme légitime. Et de dire que l'interventionnisme ne peut être accepté sans légitimité réelle ; que la légitimité réelle ne peut être donnée par l'Etat qui la sollicite, mais par ceux qui la subissent. Qu'il y a donc, chez Procuste, et dans nos Etats modernes, une tendance double à l'application déraisonnable (au sens où la raison exclurait des règles d'application « automatique ») et à l'égalitarisme. En effet, il n'est pas envisageable, pas légitime, de réduire les dimensions humaines, les différences, à un ensemble de facteurs simples, décidés arbitrairement, afin de produire des résultats désirés comme semblables. L'enseignement éthique de cette fable semble donc très large. D'une part, rejeter les règles inhumaines qui tendraient à réduire la dignité de la personne (réduire la capacité économique d'une personne est une privation de liberté) ; d'autre part, rejeter l'interventionnisme comme étant contraire à la nature de l'homme, à ses différences, ses forces, et ses faiblesses. Car les Etats, en venant se placer en contre-poids des libertés et des initiatives individuelles, dérèglent l'ajustement spontané des marchés ; c'est ce que fait Procuste lorsqu'il capture les passants avant de les contraindre à s'étendre. Il perturbe le cours de leur marche, et de leur vie, s'arroge un pouvoir de justice au dessus de la justice elle-même (le fait de se conduire en bête, en étant un criminel par exemple, ne justifie en rien que le bourreau soit plus barbare que le crime), tout puissant, sans bornes et sans raison d'agir. Privé de légitimité, Procuste devient un criminel, tout aussi criminel que ceux qu'il condamne. L'égalitarisme dépeint ne permet donc pas non plus de corriger les faiblesses, de les réduire, et d'augmenter les chances, les qualités ; au contraire, pareil traitement n'aboutit qu'à accentuer la concurrence déloyale entre les individus. D'un phénomène naturel, spontané, la concurrence entre les personnes, l'interventionnisme engendre de la discrimination sociale, du racisme ou bien encore un communautarisme fort et croissant. Plus on tend à imposer une égalité qui n'existe pas, et ne peut exister (car deux personnes différentes auront des atouts, et des faiblesses, différentes) et moins la coopération pourra s'opérer. Tirés vers le bas, les individus cesseront alors de chercher à se dépasser. L'égalitarisme en freinant les mécanismes naturels des relations humaines tue la machine de la société. L'égalitarisme anime le bras de Procuste lorsque, voulant rendre la justice, il ôte la vie. L'État fait la même chose en imposant une égalité qui ne peut exister dans un monde où les personnes ont le droit d'être conformes à leur nature, c'est à dire d'être différentes les unes des autres, fortes de leur diversité, et fières de leurs particularités. C'est du pluralisme des individus, de leurs capacités variables mais complémentaires, que nait l'unité d'une société et c'est dans ce terreau que va se développer l'innovation, de la friction d'idées différentes et de visions souvent contradictoires. La concurrence des individus entre eux n'est en rien condamnable, étant une caractéristique fondamentale, spontanée, de l'être humain pensant ; qui veut aller à l'encontre de la concurrence ira donc, de fait, à l'encontre de la nature humaine. A celui-là de justifier, alors comment il peut, en digne successeur de Procuste, priver de liberté pour imposer une égalité abêtissante (et temporaire).