lundi 27 décembre 2010

Rencontrer Proust, et mourir

Rencontrer Proust, et mourir
Par
Nicolas Madelénat di Florio,

Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.

A ma mère.

Le plus long de mes desseings n'a pas un an d'estendue : ie ne pense desormais qu'à finir, me desfoys de toutes nouvelles esperances et entreprinses, prends mon dernier congé de touts les lieux que ie laisse, et me despossede touts les iours de ce que i'ay.
Michel de Montaigne, Les Essais, Livre II, Chapitre XXIX.

Rencontrer Proust, et mourir ; c'est sous ce titre étrange que j'ai souhaité ici donner une lecture personnelle, forcément intime, de cet auteur-acteur, philosophe et sage bien après l'heure où Socrate devait être confondu avec une marque de vêtements. Proust peut-il, à une époque où le français semble devenir une langue étrangère, trouver encore un écho, voire un lectorat nouveau dans les nouvelles générations ? Ceux qui viennent au monde de la culture, et de la littérature, celle qui fait chanter l'esprit dans l'effort et la transcendance, peuvent-ils encore trouver en lui quelque attrait ? Après tout, puisque l'on peut être philosophe sans avoir jamais lu les classiques, porter des critiques virulentes à l'encontre d'œuvres jamais défrichées, pourquoi s'intéresser à celui qui sera, probablement toujours, le plus grand et le plus extraordinaire des auteurs. Car Proust ce n'est pas une plume, ce n'est pas non plus un univers d'écriture, ou pis encore, un style ; et d'ajouter, en presque résumé, que Proust est un monde à lui seul, un monde qui contient le monde. Au-delà de lui, il y a le vide ; il est l'âme humaine par excellence, celle qui rencontre Dieu dans l'ombre d'un galet sur une plage où ses pieds n'ont jamais été caressés par le sable frais du soir. Et pourtant, nul n'osera dire que ces paysages ne sont que fiction, ces personnages, il les a vus, ils existent ; dans la force d'un silence, dans un battement de cœur trop rapide, chacun les porte en lui. Nous sommes tous un Charlus, une Albertine un peu égarée dont la vie, parfois, est frappée par quelque animadversion ; pourtant, nous continuons, et nous continuerons. L'œuvre de Proust n'est donc pas une œuvre d'homme, mais la retranscription de ce qu'est l'Homme, de son humanité, de ses dérives aussi. L'auteur n'a pas prétention, pourtant, à juger quelque comportement que ce soit ; il est chacun de ses personnages, de ses paysages ; renoncement à son moi propre, projection égotique, dérives, fuites, effondrements, souffrances et hurlements de silence dans un vacarme fracassant où l'âme semble se perdre dans la concupiscence des passions.

Il y a pourtant dans A la recherche du temps perdu un je-ne-sais-quoi de confession, de besoin de se trahir afin de se trouver ; Proust n'invente rien, portant en son cœur le dessein de son Œuvre. Sa vie va se bâtir en deux parties, autour d'un clivage net, définitif, une zone de non-retour : le début de l'écriture de la Recherche. Avant, on l'accusera à tort d'être mondain, d'aimer à fréquenter le théâtre des hommes, nos sociétés. Le monde sera pour lui non une finalité, un besoin de se montrer, mais un moyen ; le moyen de ne pas inventer les travers de l'être humain, ses forces, ses faiblesses, tout l'atroce qu'il peut porter en lui, partagé perpétuellement entre ombre et lumière ; lupus est homo homini, c'est parfois ce que semblent hurler les lignes muettes, les pages enchaînées à cet esprit tout entier broyé par le besoin vital d'écrire. Quelle étrange vision à ceux qui entraient dans sa chambre, durant les dernières années de sa vie, où le Sage recevait. Allongé, dans son lit, chaudement vêtu alors même que la cheminée et les fumigations échauffaient les esprits en faisant suer les corps. Les murs drapés de liège dissimulaient mal, dit-on, l'étrange fatigue de celui qu'ils devaient protéger. Pourtant, et tant qu'il avait des forces, il couvrait de son écriture torturée les fameux cahiers qui donneront, au fil de leur éruption, les livres de La Recherche. Durant sa jeunesse, et la première partie de sa vie, Proust va chercher, minutieusement, dans chaque silence, dans chaque songe qu'aurait pu engendrer la fuite étrange d'une feuille pas encore sèche sur un arbre point encore planté, la marque de stupeur que vivrait Charlus lorsque, sur sa route, sa canne d'ébène rencontrera cet amas curieux d'une vie hypothétiquement trépassée. Proust, c'est cela, trouver en tout ce qui a été, ce qui est, ce qui sera, sans rien oublier de ce qui pourrait être ; Proust trouverait donc, sans grande peine, sa place dans la longue lignée des glossateurs, des analystes, formant dans son Œuvre un texte, puis son analyse, puis la critique de la critique, et la comparaison de critiques différentes. Avec lui se dessine toute une psychologie, une somme au sens médiéval du terme. L'auteur des Plaisirs et des jours ne nous livre donc pas un roman, ou une sorte d'exemplier de situations à finalités ; il nous offre, tout simplement, un miroir permettant de voir le monde. Et à Jacques Boulanger de dire, dans l'Hommage à Marcel Proust (1923), que tant d'années passées à travailler obscurément, tant de patience et de courage, tant de vertu encore une fois, n'est-ce pas admirable ? Proust tenait beaucoup à ce qu'on sût que tout était terminé au moment que Du côté de chez Swann parut ; il avait raison : c'est de la sainteté.

La fiction commence à refléter cette incrédulité nouvelle. De ces personnages détachés, compacts et logiques, contenant comme en vase clos toute l'explication de ce qu'on leur voit faire, suivant la formule classique, il ne s'en rencontre plus dans les livres. Sans doute on s'est aperçu que les hommes, réellement, ne sont point tels. Illogiques, ils ont l'air plus vrais. (Paul Desjardins) Desjardins, ici, a tort, se semblant pas discerner en quoi Proust est son Oeuvre. Vie d'ascète, mais aussi de philosophe, d'auteur, d'homme-plume dont la caresse violente par l'inspiration va peu à peu dégrader la santé, briser le corps, l'encre semble s'infiltrer jusque dans les poumons, entraînant ces terribles étouffements, ô combien nécessaires, voire indispensables, au jaillissement d'une pensée purgée de toute complaisance envers les chairs et les choses matérielles ; celui qui se sait mourant, condamné et malade, oserait-il s'accrocher à des futilités alors même que la plume porte un revers ; à la souffrance infligée vient s'ajouter l'immortalité. Proust eut une vie de martyr, une des plus belles, des plus parlantes aussi. Comment ne pas trembler en l'imaginant des heures durant, suffocant, drogué par des excès de médicaments et de fumigations, cloîtré dans une pièce surchauffée et couverte de liège ? Pourtant, et dès qu'il retrouvait quelque force, il écrivait, demandant à ce qu'on le laisse tranquille, dans le silence hurlant de son excès d'humanité ; car à la puissance de la plume s'ajoute une portée infinie, une pénétration sans égal dans l'âme humaine, ses mécanismes et ses espoirs. Proust est, et sera toujours, le plus grand connaisseur de l'esprit. Qu'il traite de sa construction, de ses évolutions, de dérives aussi, nul autre n'a jamais été capable d'apporter plus, ou de démontrer la non-applicabilité de ses approches ; la raison en est assez simple, il ne juge pas. Là où un freudien voudra voir un enfant trop âgé souffrant d'un œdipe mal dépassé, l'auteur de la Recherche présentera un homme et ses souffrances, avec ses joies et ses espoirs, ses plaisirs contrariés ; la fracture, interne, est toujours là. Pourtant il n'appuiera pas dessus afin d'éclabousser du pus de la souffrance un lecteur convoqué afin d'assouvir quelque besoin de cruauté. Proust montre l'homme, dissèque et représente ; il n'a pas l'âme d'un loueur de monstres.

Mais ce qui m'a toujours frappé chez Proust, c'est sa formidable habitude à s'émerveiller de tout, à démontrer en quoi, dans le réel, va se tramer l'extraordinaire de la vie, la magie toute simple d'un soleil glissant sur l'horizon d'un destin qui se forme. Un passage m'a marqué, dans La Prisonnière, lorsque au hasard d'une remarque il s'étonne : nous étions arrivés dans des quartiers populaires et l'érection d'une Vénus ancillaire derrière chaque comptoir faisait de lui comme un auteur suburbain au pied duquel j'aurais voulu passer ma vie. Comme on fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait à ma liberté. Je serais tenté de dire qu'en quelques lignes voilà la vie de Proust toute résumée ; il y a l'émerveillement, la stupéfaction de l'harmonie universelle dans chaque atome, puis son emportement spontané vers une éternité d'un instant et, enfin, ce don total de lui-même. A cette dernière note, si peu à ajouter et tant encore à dire ... Car Proust, en mourant, devait s'éveiller à la vie éternelle ; pas ici, toutefois, d'élévation mystique mais, simplement, une seconde naissance au-travers de son Oeuvre, immense et sans équivoque ; par elle, Proust entre en nous et se mêle à notre humanité, celle qui nous gardera probablement de trop nous détruire. Et à Miguel de Unamuno d'ajouter, dans Le Sentiment tragique de la vie, une pensée qui s'applique si bien à Proust en en appelant tant d'autres : et qu'il fasse ou non comme il le veut, il philosophe ... non avec la raison seule, mais avec la volonté, avec le sentiment, avec la chair et avec les os, avec toute l'âme et tout le corps. C'est l'homme qui philosophe.