mercredi 9 mars 2011

Ethique et laïcité, gardiennes de l’égalité devant le droit de croire ?

Ethique et laïcité, gardiennes de l’égalité devant le droit de croire ?

Par
Nicolas Madelénat di Florio,


Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique
Université Paul Cézanne.

A mon ami Philippe B’, en souvenir d’échanges variés, avec les meilleures pensées de l’auteur.
A cette classe politique qui, parfois, au lieu de proposer de vraies solutions, semble se borner à s’inventer des problèmes.

Aussi me suis-je engagé non pas sur cette voie où je n’aurais été d’aucune utilité ni pour vous ni pour moi, mais sur cette voie où, à chacun de vous en particulier, je rendrais service, le plus grand des services, à ce que je prétends, en essayant de convaincre chacun d’entre vous de ne pas se préoccuper de ses affaires personnelles avant de se préoccuper, pour lui-même, de la façon de devenir le meilleur et le plus sensé possible ; de ne point se préoccuper des affaires de la cité, avant de se préoccuper de la cité elle-même ; et de ne se préoccuper de tout le reste, qu’en vertu du même principe.
Platon, Apologie de Socrate, 36c.


Propos liminaires.

La délicate question d’une possible réforme de la laïcité à la française, chère à nombre de nos politiciens, pose et appelle une foule assez considérable de questions. Par soucis de clarté, il convient de les classer en deux catégories : les considérations à finalité objective (la loi date de 1905, le temps aurait-il amenuisé la valeur de certaines parties du texte ; faudrait-il, alors, réparer ses dommages ? De nouveaux enjeux se posent-ils ?) et les considérations à finalité subjective (pourquoi lancer ce débat ? Quels sont les intérêts de ceux qui les lancent ?).

Pourquoi la France est laïque ?

Le législateur de 1905 a, à l’encontre d’une large partie de l’opinion publique, inscrit dans la loi la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le contexte politico-religieux du début du siècle est différent et l’objectif, direct, des députés était de rendre la République neutre à l’égard des religions ; cet impératif est toujours d’actualité, puisque des groupuscules rêvent encore à imposer une religion d’Etat sur la base de prétextes souvent limités. Il serait maladroit d’en débattre trop longuement, puisqu’une structure, un pays, ne peut pas croire ; la France n’est qu’une entité abstraite, elle ne pense pas et ne peut donc pas choisir sa confession. Cette précision fera sourire, mais le développement à suivre démontrera en quoi elle est judicieusement placée. Si l’on admet, comme c’est le cas dans l’esprit de la loi de 1905, que la République (la forme politique de la France, non cette drôle de conception d’identité nationale, qu’il ne faut surtout pas venir glisser, ou mêler, ici) assure sa place et vient au-dessus des populations garantir leurs libertés et l’exercice de leurs droits, alors, et alors seulement, la question de la laïcité ne se pose pas. D’ailleurs, la définition de ce terme a été tellement malmenée par l’histoire qu’il semble ô combien important de la rappeler. Afin de retrouver l’esprit républicain des origines, il est vivement conseillé de consulter le premier des dictionnaires englobant les nouvelles définitions imposées par les dirigeants révolutionnaires (on consultera à profit le Dictionnaire de l’Académie Française, 5 ème édition, 1798) car l’influence, bien plus importante, d’un bon dictionnaire sur la raison d’un peuple, est, peut-être, plus facile encore à démontrer. C’est une vérité universellement reconnue aujourd’hui ; la cause la plus générale et la plus dangereuse de nos erreurs, de nos mauvais raisonnements, est dans l’abus continuel que nous faisons des mots (Discours préliminaire au Dictionnaire). Le terme laïcité n’échappe pas à cette règle et l’ensemble des significations que les usagers d’une langue vont, par l’exercice constant de l’échange cattalactique engendré par les structures de la société (les gens « parlent »), évoluer souvent considérablement. Cela a peu d’importance pour les mots courants que l’usage adapte au contexte ; c’est toutefois bien plus problématique lorsqu’il s’agit de lois. C’est le cas présenté ici : la loi de 1905 a été rédigée dans un certain esprit, celui de l’époque et de ses rédacteurs, directement inspirés par la définition révolutionnaire, à savoir qu’est laïque ce qui n’est pas religieux. Le législateur moderne devrait s’inspirer de la clarté et de la concision de ses prédécesseurs. La laïcité, en droit, est donc la séparation entre le domaine de la République, au sens latin de la res publica (la chose publique), ce qui est commun à tous donc, et l’exercice religieux qui, par essence, est d’ordre privé. Cette dernière précision peut surprendre. Pourtant, le corps des croyants, la totalité des croyants, est la seconde étape d’une vie religieuse qui débute par un acte individuel : je peux croire, je veux croire, ou pas ; c’est ce choix que la loi de 1905 vient ré-affirmer : la République doit être au dessus des intérêts individuels et n’a donc pas à s’occuper des pratiques et des croyances. Et d’ajouter que la laïcité n’est pas, non plus, une inquisition du religieux ; elle est, avant tout, la gardienne des libertés individuelles. Il convient bien d’insister sur les risques de glissement vers un nouvel extrémisme négateur des volontés libres : la loi ne doit pas encadrer l’exercice du culte mais veiller à ce que celui-ci ne nuise pas aux autres. Ce texte est donc un plaidoyer pour la tolérance et constitue, très largement, une grande chance à l’époque moderne où, en dehors de quelques extrémistes néo-démagogiques, la diversité culturelle est acceptée et sollicitée : Rome, d’où s’est élancé le plus grand des Empires, n’était au départ qu’un trou réservé aux exclus et aux parias … Ce qui n’est pas choquant pour qui voit l’Etat comme une structure permettant à tous d’être égaux devant la loi (la justice étatique évite, ce que les anarchistes et/ou les libertariens ne l’entendront jamais, les abus des puissants).

Au nom de cette même égalité devant la loi (au sens général) les citoyens français contribuent, financièrement, à des services offerts à tous : c’est l’impôt. Cette contribution financière à l’exercice des responsabilités régaliennes n’est pas née avec la République, ni même avec l’Etat tel que nous le concevons. Pourtant, par l’impôt, le citoyen participe au financement de l’Etat, en fonction de ses revenus et de ses biens. Nous sommes tous assujettis à ce traitement, également répartis sur la totalité du territoire. Nos gouvernants, puisque la France n’est pas une personne et que c’est aux députés qu’il revient de décider de la gestion des finances, veillent à la répartition entre les différents postes de dépense, de l’argent « public ». Ces fonds servent à financer les services de l’Etat ; mais aux députés de garantir, moralement, la dépense de cet argent. Or, quel fondement éthique pourrait justifier que les fonds publics servent à financer des croyances privées ? La réponse est simple, aucun. Les hommes sont naturellement groupés et organisés ; soit ils sont actifs au sein de leur société, on parle alors de démocratie, soit ils sont passifs. L’Etat, alors, confisque la totalité de la souveraineté individuelle) ; l’organisation des relations entre les personnes est alors imposée par une minorité dont les choix sont fonction d’un hypothétique idéal. Cette forme d’organisation, totalement interventionniste (les dirigeants utilisent l’Etat afin d’imposer leurs volontés, et leurs codes, au peuple) se rencontrait surtout dans les Etats communistes. En effet le reconditionnement du peuple par l’élite éclairée, seule capable aux dires des théoriciens marxistes d’apporter la lumière dans la classe prolétaire asservie par la minorité possédante (la bourgeoisie à laquelle il convient d’ajouter, de fait, l’aristocratie), ne pouvait être envisagée sans l’Etat transitoire. Le processus est fort bien détaillé dans L’Etat et la Révolution de Lénine : d’après le sens grammatical de ces deux termes, un Eta libre est un Etat qui est libre à l’égard de ses citoyens, c’est-à-dire un Etat à gouvernement despotique. Il conviendrait d’abandonner tout ce bavardage sur l’Etat, surtout après la Commune, qui n’était plus un Etat, au sens propre. Les anarchistes nous ont aussi jeté à la tête l’Etat populaire, bien que déjà le livre de Marx contre Proudhon, et puis le Manifeste communiste ; disent explicitement qu’avec l’instauration du régime socialiste l’Etat se dissout de lui-même et disparaît. L’Etat n’étant qu’une institution temporaire dont on est obligé de se servir dans la lutte, dans la révolution, pour réprimer par la force ses adversaires, il est parfaitement absurde de parler d’un Etat populaire libre : tant que le prolétariat a encore besoin de l’Etat, ce n’est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l’Etat cesse d’exister comme tel.
Mais pourquoi comparer, ici, l’Etat laïque, non impliqué sauf problème dans les affaires religieuses, et l’Etat interventionniste ? La réponse est d’évidence : l’Etat laïque, s’il est minimal, assure son rôle de simple régulateur des rapports humains ; l’Etat interventionniste, quant à lui, tendra à utiliser les pouvoirs très étendus dont disposent ses dirigeants afin de contraindre, comme le présente fort bien la citation de Lénine, la population et la plier, de force, dans un certain modèle de citoyen. La loi sur la laïcité fait un petit miracle dans nos pays trop largement interventionnistes en rappelant à tous que le rôle de l’Etat n’est pas de proposer une liste de croyances officielles et de repousser les cultes qui n’y figurent pas ; la religion est d’ordre privé, souvent assortie d’un exercice collectif. Les mauvais contradicteurs objectent alors que l’Etat étant dirigé par des hommes leurs vices et leurs vertus glissent avec eux au sommet du pouvoir, en même temps qu’ils gagnent les plus hautes fonctions. Cette approche est intéressante et permet en général aux anarchistes de justifier la mise à mort de l’Etat. Pourtant, en opposant cet argument à cette réflexion, ses détracteurs justifient la nécessité, et les fondements, de la loi de 1905 : la laïcité, ainsi posée, peut être invoquée par toutes celles et ceux qui s’estiment lésés. Tenu à distance, l’Etat reste à la place qui devrait être la sienne, faisant vœux non pas de désintérêt quant aux volontés individuelles mais marquant la volonté d’un peuple de trouver, en lui, un juge impartial. Chacun, dans ses conditions, est libre de trouver un espace, neutre, où s’épanouir ; il peut croire, ou pas. Quant au financement des cultes, il convient de les laisser à celles et ceux qui les sollicitent. Aux fidèles de s’organiser, dans le cadre de la loi et sans négliger le contrat républicain, où chaque citoyen trouve sa juste place en fonction de sa valeur et de son travail.

En somme, ne nous laissons plus submerger par les niaiseries populistes d’une fraction de représentants politiques qui, dès lors, perdent toute légitimité dans les fonctions qui devraient être les leurs. On ne gouverne pas un pays en cachant les vrais problèmes derrière des écrans de fumée et la stigmatisation facile d’une communauté musulmane fière de ses valeurs et forte de sa différence. Car ce que reprochent les éboueurs idéologiques, ces inconscients de recycler les propos les plus sales, aux musulmans de France, ce n’est pas d’assumer un Islam respectueux de la République, mais plutôt de ne pas être en mal d’identité comme l’est la majorité de ceux qui exigent, encore, un débat visant à figer dans le marbre le portrait type du citoyen.