Objections au déterminisme structuraliste dans la Recherche ; vers la juste prise en compte des deux formes d’esprits ?
Par
Nicolas Madelénat di Florio,
Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.
Par
Nicolas Madelénat di Florio,
Chercheur-associé au
Centre de Recherches en Ethique Economique,
Université Paul Cézanne.
Puisque l’entendement élève l’homme au dessus de tous les êtres sensibles, et lui donne cette supériorité et cet espèce d’empire qu’il a sur eux, c’est sans doute un sujet qui par son excellence mérite bien que nous nous appliquions à le connaître autant que nous en sommes capables.
LOCKE, Essai philosophique concernant l’entendement humain.
L’universitaire d’après 1968 semble porter, en lieu et place de la toge, symbole de sa charge, une morgue amusante ; de l’homme de culture à l’homme de suffisance il n’y a qu’un pas, et une révolution molle. C’est, peut-être, très probablement même, dans l’effondrement de la structure de notre société que reposent les bases de l’effondrement des valeurs qui, plus que jamais, la caractérisent. Pourtant, en expliquant que l’homme ne serait que le fruit d’un conditionnement (qu’il serait formé à la manière d’une bouteille en matière plastique, à la chaîne, le moule imposant à la boule de matière encore chaude une forme semblable aux milliers précédentes et aux milliers à venir) les structuralistes, en grande partie marxistes comme Bourdieu, ont parachevé de souiller le fondement même de la personne : sa dignité. Or, la nuisance ainsi engendrée ne se borne pas à quelques ouvrages dont il faudrait éviter la propagation dans les esprits fragiles, peu éduqués et donc influençables ; le marxisme sociétal va plus loin. L’individu, brisé, coupé des millénaires de tradition ayant conduit à sa formation, est à la dérive ; d’héritier le voici orphelin. Et à ces mauvais marionnettistes d’ajouter que, l’homme étant enclin à songer à son intérêt avant de penser aux intérêts –tout aussi légitimes- de ces autres milliards d’être humains, il faut le corriger ; voici les sauveurs du monde, au détriment de l’humanité, au faite de leur gloriole. Pour un interventionniste, l’homme est par essence mauvais ; il convient, à partir de cette orientation arbitraire et anthropologiquement impossible, de penser en binaire : blanc-noir, lumière-obscurité, gentil-méchant, profit-charité. Dans cette dernière paire, une aberration plus patente encore que dans les appariements précédents. En effet, l’intérêt ne va pas, loin de là, avec l’égoïsme et le caractère spontané de la recherche de la satisfaction de ses besoins ne signifie pas, et ça les structuralo-marxistes ne l’entendront jamais, que la recherche d’un profit personnel n’est en rien lié à la destruction de l’autre. Tant bien même que l’on admettrait que lupus est homo homini (Hobbes), l’humanité présente en chacun l’empêcherait de nuire à son prochain ; c’est ce qui se passerait dans une structure étatique laissant toute leur place aux libertés individuelles ; chaque personne, responsable, ne se sentant ni culpabilisée, ni assistée, trouverait sa juste place et aurait, de facto, intérêt à respecter l’autre. Il n’y aurait donc pas un Etat-paternel, moraliste et moralisateur, répandant comme un lisier fertilisant la morale morte d’une classe politique aux intérêts bien trop corporatistes pour pouvoir être qualifiés d’intérêt national. L’idéal de Nation étant, nous n’y reviendrons pas, bien plus un moyen de division (pousser un groupe contre un autre en exploitant le caractère spontané du phénomène de victimisation et tendre ainsi à la désignation d’un bouc-émissaire dont l’animadversion –voire la « mise à mort civile », songeons à l’exclusion croissante des personnes de confession musulmane au nom du dogme républicain de la tolérance (sic)- permet, durant une période variable, de retrouver un semblant de stabilité et de cohésion dans le groupe dominant ou présenté comme tel) qu’une représentation de la réalité factuelle. Pourtant, peu ou prou des personnes versées dans l’étude de la structure des sociétés humaines n’oseront remettre en cause le potentiel d’imprégnation des individus par la structure qui tend à les dominer ; ce drôle de mimétisme utilise le caractère inné de l’imitatio afin d’emprisonner les individus dans un corps artificiel. Ce « corps social », théorisé par Rousseau, ne doit alors plus être séparé de l’Etat dont il est une des matérialités ; et l’avenir donnera, espérons le, raison à celles et ceux qui oeuvrent afin que l’on cesse de ne regarder qu’une branche, ou quelque feuille, de l’arbre humain. Avec cette idée obscurantiste héritée des Lumières d’après laquelle les hommes forment, obligatoirement, un corps figé et indivisible, ne pouvait découler qu’un idéal commun artificiel d’homme-type. Ce modèle d’individu, formé par les aspirations dominantes des groupes composant la population de la France, ne pouvait pas ne pas se répandre dans toute la structure étatique ; cette même structure qui va s’auto-reproduire dans tous les corps engendrés par ses dirigeants. L’Université va, elle aussi, hériter de cette prégnance structuralisante : l’académisme est né. Et de soulever, avant que ce dernier élément ne fasse couler trop d’encre, quelques précisions à finalité d’objections à notre propre propos. D’une part, donner un cadre n’est pas, et de loin, par principe, une mauvaise chose ; d’ailleurs, sans cadre, l’homme ne pourrait se construire. De l’anthropologie mimétique il ne faut pas négliger la nuance suivante : l’homme imite ses semblables pour se construire, il ne fait naturellement, cette tendance est en lui – c’est d’ordre spontané-. Or, les structuralo-marxistes peuvent sembler avoir anticipé la thèse girardienne ; c’est une erreur. L’homme est formé par imitation, mais n’est pas conditionné par l’acquisition des automatismes (ce que Bourdieu va défendre, songeons particulièrement à De la Distinction, critique sociale du jugement). Pourtant, il va intégrer la structure de la société dans laquelle il évolue. Quid alors de sa liberté ? La réponse est assez évidente et pêche par simplicité ; le mimétisme permet de reproduire, après appropriation, des comportements et non les codes qui les engendrent. Hayek avait parfaitement anticipé cette idée : les comportements humains sont le fruit d’un long processus social transmis d’homme à homme (c’est là que semblent se retrouver Hayek –l’échange permanent avec l’autre, la catallaxie- et Girard –le caractère mimétique de la relation dans la construction de l’individu) ; l’individu ne peut pas intégrer une liste de valeurs comme il retiendrait une suite de nombres, abstraits. Or, il peut –c’est là le propre, et l’utilité, du phénomène mimétique-, reproduire des situations, des réactions, dès lors qu’elles semblent en accord, intellectuellement, avec les faits auxquels il est confronté. En somme, par l’appropriation mimétique, l’individu est initié aux mystères de la structure sociale dont il sent bien qu’elle est à la fois au dessus, autour, et en lui. Avec l’esprit critique, et une certaine pratique, il sera capable de distinguer, en conscience, ce qui est de l’ordre de sa liberté relative et de caractère transmis et, ainsi, sera capable de choisir, en homme éclairé, ce qui est le plus conforme à ses intérêts. Et de dire ensuite que l’ordre social est une situation de fait qui doit être distinguée de la régularité de conduite individuelle. Elle doit être définie comme une condition dans laquelle les individus sont à même, sur la base de leur connaissance particulière respective, de concevoir des attentes au sujet de la conduite des autres, qui s’avèrent exactes en rendant possible un ajustement mutuel réussi de leurs actions. (HAYEK, Les erreurs du constructivisme) En somme, il convient de ne plus produire d’opposition de principe entre la nécessité de réguler les rapports humains et la liberté qu’il convient de garantir aux individus. Une forme structurée, un cadre, qu’il soit social –immatériel- ou législatif n’est un carcan nuisible aux personnes qu’au moment où il bloque les intérêts personnels sans raison légitime de le faire (la légitimité est issue non de la majorité au suffrage universel, la démocratie française étant, en large part, un jeu de dupes). Il convient donc que cette structure soit malléable, c’est à dire qu’elle s’adapte aux attentes et besoins, en temps réel, ou prévoit par anticipation des cas particuliers. L’académisme, qui est une forme figée de l’enseignement et de la recherche, est un des exemples les plus patents de ce besoin de souplesse. C’est, aussi, par lui que s’explique l’analyse poussée de la liberté conçue au niveau individuel telle que présentée dans les propos précédents. En effet, pour reconnaître à l’académisme une toute puissance fondée sur les intérêts particuliers et profitables à tous, il convient que celui-ci soit souple –c’est impossible avec le système actuel d’hyperformalisation des disciplines- ou qu’il prévoit des espaces de liberté réservés à une certaine élite, forcément minoritaire, mais capable d’engendrer, de sentir, les grandes révolutions intellectuelles à venir. L’intérêt de l’analyse de l’académisme, et du corporatisme dogmatisant des syndicats d’enseignants, est patent pour qui s’intéresse aux déboires, et aux échecs, du système universitaire français. Le système actuel, figé, se meurt. A cela une raison qui pourrait les englober toutes : la recherche (et l’enseignement qui n’est « que » le partage du savoir engendré par la précédente) est une matière vivante dont l’orientation ne doit pas faire oublier sa substance : la personne humaine. C’est le cas de la majorité des disciplines ; ce serait la totalité si l’on voulait bien admettre que la conquête de l’espace, par exemple, n’est qu’une émanation d’un processus intellectuel porté par la vanité. Là encore donc, le cœur, c’est l’homme. En somme, comprendre l’homme, ses aspirations, ses volontés, les diverses strates de son organisation en groupes, et des groupes entre eux (les sociétés), c’est embrasser la juste recherche, celle qui élève l’esprit au dessus des turpitudes de la matière et, surtout, porte l’esprit au-delà de l’orgueil. Admettre que l’on ne peut pas tout comprendre c’est, déjà, s’élever ; et sur ce point encore, Saint Augustin et Hayek s’accordent : l’esprit humain est limité, limité dans le temps par la mort et la décadence du corps, limité par ses propres faiblesses (le cerveau n’est qu’une enveloppe matérielle, avec ce caractère matériel vont les limites des choses de la chair), limité aussi par des caractères innés trop souvent oubliés par une science arrogante et un égalitarisme tendant à se répandre. Ces habitudes mortifères ont engendré des siècles d’erreurs et des systèmes encore pratiqués ; la pensée structuralo-marxiste en est une. En niant la liberté relative de l’individu, elle supprime de fait toute évolution et toute humanité. L’Université devrait donc être capable de porter les différences des étudiants, de les intégrer à son processus organisationnel. Reconnaître la différence c’est, déjà, anticiper sur un monde plus juste. C’est aussi créer une émulation profitable à la totalité des acteurs en présence, directs (les autres étudiants) et indirects (la population). Le savoir se partage, toutes les dictatures le savent, et prennent en général soin de museler, ou de déporter, les universitaires. Loué pourtant soit le chercher qui, du fond de sa bibliothèque, offre son esprit et son temps limité sur Terre, à cultiver son humanité pour, ainsi, mieux s’offrir aux hommes. Par le sacrifice de son ego, volontaire et gratuit, il s’élève au dessus de la multitude et lui propose, dans la plus parfaite abnégation, le fruit torturé de ses méditations. Combien de penseurs, combien d’universitaires, ont suivi Socrate dans la tombe pour que l’humanité présente en chaque être humain brille un peu plus ? Le chercheur est par essence un ascète, tout entier plié devant les lumières de la connaissance qui brûlent ses yeux de chair en libérant son esprit. Par ce sacrifice, et par ce renoncement seul, la pensée couronnera son existence. Nombreux pourtant sont ceux qui, au sortir d’une formation initiale très généraliste, s’imaginent que la compilation d’informations et de données peut s’apparenter à de la découverte de savoir. Ces gens là sont dans l’erreur ; peut-être sont-ils de bons orateurs, tels que Cicéron les définissait dans le De Oratore : Veut-on maintenant embrasser dans une définition l’idée complète, la force exacte du mot orateur ? Celui-là seul, à mon avis, est digne d’un si beau nom qui développera n’importe quel sujet avec toutes les qualités voulues d’invention, de disposition, d’élocution, de mémoire, en y ajoutant encore de la noblesse dans l’action. Ca n’en fait pas, de fait, des découvreurs de savoir. Car celui qui veut posséder pleinement un sujet, et qui œuvre dans cette voie, aura rarement soin de verser ses attentions dans des domaines que son approche immédiate et directe repoussera ou, pis encore, auxquels elle ne prendra pas soin de s’intéresser. Il existe un rapport intime entre l’hyperspécialisation courante à notre époque et la tendance, dominante, à ce que les disciplines se referment les unes sur les autres, s’immobilisant dans un autisme méthodologique, et finissant par s’effondrer. L’homme, le chercheur, découvre alors que le temps passé est perdu ; il n’est pas nécessaire de développer à quel point cela peut être moralement difficile. Et de verser, souvent, dans de nouvelles approches ses derniers espoirs. Or, ce n’est pas le sujet qui meurt mais la méthode appliquée à son intelligence. Les systèmes sont chose commode ; la formalisation, croissante, des études appliquées aux hommes en est la preuve. Après, les utilitaristes (pour qui tout arrive car étant prévu par avance, la liberté n’étant qu’une condition de réalisation d’un dessein supérieur donnant à l’individu l’impression de maîtriser son environnement intellectuel) voici les nouveaux dogmatistes méthodologiques : au motif que l’étude des individus est complexe, il serait préférable de découper notre humanité en strates . Les disciplines ainsi formées offrent une série de monstres voués à une mort rapide. C’est dans l’unité des savoirs à l’objet commun que se niche toute recherche de vérité. D’une part, les compilateurs et leurs sommes historiques ; de l’autre, les quelques esprits capables de sentir l’unité des faisceaux de compréhension. A ceux-là de trouver leur propre manière d’exprimer une idée acceptée, et de découvrir (ils découvrent dans le texte original) parfois que les formules conventionnelles recèlent des failles ou des présuppositions tacites injustifiées. Ils seront alors contraints de répondre à des questions qui ont été en pratique esquivée depuis longtemps grâce à une tournure de phrases plausibles mais ambiguë qui dissimule en fait une supposition injustifiée (HAYEK, Deux types d’esprits). Et au même auteur, dans le même texte, d’ajouter que le fait qu’ils voient distinctement certaines connexions se signifie par pour autant qu’ils soient capables de les décrire en mots. Même après de longs efforts pour trouver les mots appropriés, ils peuvent encore être vivement conscients que l’expression qu’ils ont choisie n’exprime pas complètement ce qu’ils veulent vraiment dire. Ils présentent également une autre caractéristique curieuse, qui n’est certainement pas rare, mais dont je n’ai jamais lu de description, à savoir que nombre de leurs idées particulières dans différents domaines peuvent provenir d’une conception morale unique et plus générale, dont ils ne sont pas conscients eux-mêmes, mais qu’ils peuvent ultérieurement découvrir avec étonnement, tout comme la similarité de leur manière d’aborder différentes questions. Il y a donc deux types d’esprits : d’une part ceux dont le rapport à la norme commune est parfaitement intériorisé et ceux, plus rare, qui possèdent un cadre intellectuel orienté par un ensemble de valeurs morales et à partir desquelles les situations sont interprétées. Cette seconde catégorie sera portée à être le trait d’union entre des domaines où elle sentira une cohésion implicite et où, de par leur cadre intérieur, les premiers ne verront que des domaines fermés. La première catégorie, majoritaire, est donc intellectuellement étrangère aux domaines qu’elle étudiera (un détachement de façade, l’esprit ne pouvant être réellement objectif) et la seconde en dépend pour se construire au fil des découvertes que son esprit verra poindre et qu’elle s’efforcera de comprendre. A la stabilité stagnante des premiers se trouve, pour les seconds, une forte tendance à l’éparpillement apparent qui n’est que la première des deux phases de leur appréhension de la réalité : d’abord la rencontre, surprenante et sans cesse renouvelée, d’avec un objet nouveau puis l’intégration de cet élément à la structure souple en cours d’extension qu’est l’essence même de leur esprit, et sa particularité. Et de retrouver notre séparation de structures : figée, difficile à faire évoluer ou souple, en interaction dynamique avec son environnement. Il semble facile, alors, de mettre en exergue la prégnance de l’échange et du mouvement permanent dans tout ce qui a trait à l’homme en en dégageant un dualisme fondamental : mobile et vivant, figé et mort. Or, entre l’accumulation de données et la mise au jour de nouvelles connaissances, nous retrouvons le clivage entre les esprits tout conditionnés et ceux qui, de par leur essence même, ne peuvent que trouver de nouvelles voies pour Etre.