Les Confessions
de
Saint Augustin, Évêque d'Hippone.
Edition établie et présentée par
Nicolas Madelénat di Florio.
A Jean-Yves Naudet, de l'Académie catholique de la France, avec la reconnaissance de l'auteur.
A ces êtres qui, dans l'ombre de notre temps, osent encore chercher la lumière.
(le présent texte, livré en différentes parties sur ce blog, sera publié avec une semaine d'avance par livraison dans "Le tonneau d'oxygène". Cette première livraison a paru dans le numéro 8)
Livre premier.
Chapitre I. Désir de louange.
Vous êtes grand et grandement louable, ô mon Seigneur ! Votre puissance est sans défaut, et votre sagesse n'a point de bornes ; et néanmoins l'homme qui n'est qu'une chétive portion de vos créatures, l'homme qui est toujours chargé des misères de sa naissance et du reproche de son péché, l'homme qui sert d'évidente preuve à cette vérité, que vous humiliez les superbes, vous désire louer. Entendu que l'homme qui est si peu de chose, souhaite de vous louer, d'autant que vous lui rendez les louanges de votre saint nom, autant agréables qu'elles sont justes. Vous nous avez créés pour vous et notre cœur souffrira de continuelles inquiétudes, et ne se reposera jamais qu'en la jouissance de vos propres grandeurs. Donc puisque ce désir ne me vient que de vos mouvements, faite moi comprendre qui doit tenir le premier rang de nos hommages, ou la louange de votre mérite, ou la requête de vos faveurs. Mais qui pourrait dans l'ignorance de votre Majesté, implorer le secours de vos grâces ? On se pourrait méprendre et demander sans discrétion ce qui se devrait fuir avec soin. Peut être que pour vous connaître, il faut vous invoquer. Mais comment les hommes réclameront-ils les miséricordes de celui dont ils ne connaissent pas la Divinité ? Ou bien comment croiront-ils, sans instructeur ? De plus : Ceux-là loueront le Seigneur, qui le recherchent ; parce que ceux qui le recherchent, le trouveront, et ceux qui le trouveront, le loueront. Que je vous cherche donc, mon Dieu, en vous invoquant, et que je vous invoque en croyant la vérité de votre Être ; puisque l'Evangile vous a annoncé. La foi que vous m'avez inspirée, en faveur des mérites et du sang de votre Fils, vous réclame pour moi.
Chapitre II. Dieu est en nous, et nous en lui.
Et comment invoquerai-je mon Dieu et mon Seigneur, puisque l'invoquer, c'est l'appeler en moi ? Quelle partie de moi-même est vide de Dieu, pour l'inviter d'y venir ? Ce grand Dieu, qui remplit aussi nécessairement le Ciel et la Terre, qui les a librement créés, voit-il des espaces que son immensité n'occupe pas ? Est-il bien croyable, mon Dieu, qu'il y ait quelque chose en moi qui vous comprenne ? Quoi ! Le Ciel même et la terre que vous avez fait, et dans lesquels vous m'avez fait, vous contiennent-ils ? Doit-on conclure que tout ce qui est, vous comprend, parce que rien ne serait, si vous ne l'appuyez de votre main ? Et partant comment puis-je demandez que vous veniez en moi, ne pouvant être sans vous ? Où pourrais-je aller, au-delà du Ciel ? Je ne suis pas maintenant au centre de la terre, et toutefois vous y êtes déjà : car encore bien que je descendisse aux Enfers, vous y êtes présent. Je ne serai donc pas éloigné de vous, mon Dieu, puisque je ne serais point du tout, si vous n'étiez en moi ; ou bien, je ne serais pas, si je n'étais en vous, de qui, par qui et pour qui toutes les créatures sont. Il est ainsi, mon Seigneur, il est ainsi. Où est-ce donc que je vous appelle étant en moi, et d'où viendrez-vous en moi, étant en vous ? A quelle extrémité du monde, au dessus du Ciel, et au dessous de la terre, ne pourrais-je retirer, afin que mon Dieu qui a dit : Je remplis le Ciel et la terre, vînt en moi ?
Chapitre III. Dieu remplit toutes ses créatures.
Le Ciel et la terre vous renferment-ils, parce que vous les remplissez ? Ou bien reste-il quelque chose de vous après les avoir remplis, puisque vous n'en êtes pas contenu ? Et où répandez-vous ce qui reste de votre essence, après que ces deux grands globes en sont pleins ? Peut-être que vous qui comprenez toute chose, puisqu'en les contenant vous les remplissez, avez besoin de quelque chose pour être compris. Les vaisseaux qui sont remplis de votre Etre divin, ne vous donnent point de consistance ; d'autant que si on les brise, vous n'êtes pas sujet à vous répandre. Et quand vous épanchez votre substance sur nous, vous ne vous écoulez pas, mais vous ramassez la nôtre, qui se perd et se dissipe. Mais voici une étrange merveille, vous qui remplissez tout, vous le remplissez de vous tout. Peut-être que les Êtres ne pouvant contenir toute votre divine Nature, en retiennent tous et tout à la fois une même partie ? Ou bien peut-être que chacun d'eux, selon la différence de leurs capacités, en comprend une diverse, les plus grands une plus grande, et les moindres une plus petite. Il faudrait donc accorder le plus et le moins en vous. N'est-ce point aussi que vous êtes tout par tout, mais que rien ne vous contient tout ?
Chapitre IV. Dieu communique ses biens sans les diminuer.
Qui êtes-vous donc, mon Dieu, qui êtes-vous, sinon le Dieu Seigneur de toutes choses ? Car qui serait Maître, que le grand Maître, et Dieu, que notre Dieu ? Ô très grand, très bon, très puissant, très miséricordieux, très juste, très caché et très présent à tout, très beau, très fort, constant,incompréhensible, immuable, changeant toutes choses, jamais nouveau, jamais ancien ! C'est vous qui maintenez vos créatures en vigueur, et qui consumez sourdement de vieillesse les orgueilleux de la terre. Vous êtes dans l'action sans relâche, et dans le repos sans mouvement, toujours actif et tranquille, amassant sans nécessité, répandant sans division, remplissant les Êtres de votre essence, les soutenant de votre appui, les protégeant de vos soins, produisant leurs natures, entretenant leurs vies, et achevant leur perfection. Vous cherchez, quoique rien ne vous manque ; vous aimez sans passion ; vous êtes jaloux de ce que vous possédez avec assurance. Vous vous repentez sans déplaisir ; vous vous fâchez sans inquiétude ; vous changez vos ouvrages sans changer vos conseils ; vous amassez tout ce que vous trouvez, et ne perdez rien de ce que vous possédez. Jamais vous n'êtes pauvre, quoique vous soyez toujours ardent au gain ; jamais avare, et vous exigez des usures de tout le monde. On vous donne au-delà de ce que vous demandez, pour vous rendre redevable? Mais qui jouit d'un seul bien, qui ne soit de votre domaine ? Vous payez des dettes sans les avoir faites ; vous communiquez vos biens sans les perdre. Et que disons-nous, mon Dieu, mon unique vie, mes saintes et chères délices, que disons-nous en tout cela, qui soit avantageux à votre gloire ? Et qui dit quelque chose de vous, quand il parle ? Malheur toutefois à ceux qui se taisent de vos louanges, puisque les plus grands causeurs ne sont que des muets, s'ils ne parlent de vous.
Chapitre V. Il demande l'amour de Dieu, et le pardon de ses fautes.
Qui me fera cette faveur, que je repose entièrement en vous ? A qui aurai-je l'obligation de vous avoir ouvert mon cœur, afin que vous en ôtiez la souvenance de mes crimes, par l'infusion sacrée de votre amour, et que quittant toute autre chose, j'embrasse mon unique bien ? Quel rang tenez-vous auprès de moi ? Ouvrez ma bouche et faite que je parle. En quelle considération suis-je auprès de vous, pour m'imposer cette douce Loi de vous aimer, et même de méditer de rigoureux supplices à mes révoltes, si je manque à ce juste devoir ? Hélas ! Est-ce un petit désastre de ne vous pas aimer ? Mon Dieu, mon Seigneur, je vous conjure par toutes vos bontés, de m'apprendre ce que vous m'êtes : Dites à mon âme : Je suis ton salut. Mais dites-le si haut que je l'entende. Voilà les oreilles de mon cœur que je vous présente, ouvrez-les, et dites à mon âme : Je suis ton salut ; je suivrai cette voix, et je vous attendrai. Ne me cachez point votre visage ; que je meure de peur de mourir, et que je perde ma lumière, pourvu que je vois cette divine face. La demeure de mon âme est étroite à l'immensité de votre Être, étendez sa capacité jusque à vous pouvoir comprendre. Elle est en mauvais état, prenez-en le soin ; elle n'a que des ruines, mettez-y la main. Elle a des défauts qui peuvent offenser vos yeux, je l'avoue et ne le puis ignorer, mais qui les corrigera, ou à quel autre qu'à vous dois-je adresser cette prière ? Seigneur, essuyez vous même mes taches secrètes, et pardonnez les fautes étrangères à votre serviteur. Je ne prends ma confiance que dans votre bonté, c'est pourquoi j'y ai mon recours. Vous le savez, Seigneur, n'est-il pas vrai, que je me suis accusé moi-même de mes crimes, et que vous m'avez pardonné la malice de mon cœur : je n'entre point en jugement avec vous qui êtes la vérité ; moi qui ne suis que mensonge, je ne me veux pas flatter : de peur que mon iniquité ne me trompe. Je ne dispute donc pas mon innocence à votre justice : parce que si vous examinez toutes les fautes des hommes à la rigueur, mon Dieu, mon Dieu, qui aura gain de cause ?
Chapitre VI. Dieu est le seul principe de tout bien.
Quoique je ne sois que cendre et que poussière, permettez-moi néanmoins d'implorer votre clémence, puisque c'est à votre aimable bonté que je m'adresse, et non pas à quelque moqueur insolent. Peut-être vous rirez-vous de ma simplicité, mais aussi aurez-vous compassion de ma misère. Que prétends-je autre chose, mon Dieu, sinon que je ne sais d'où je suis venu en cette mourante vie, ou à parler plus véritablement, en cette vivante mort. Ensuite votre bonté m'éleva comme je l'ai appris de mes père et mère, de qui et en qui, dans le temps, vous avez composé les membres de ma chair ; car pour moi je ne m'en souviens pas. Je trouvais donc en entrant au monde, les douceurs du lait. Il est vrai, que ni ma mère ni ma nourrice, n'enflaient pas elles-mêmes leurs mamelles de cette charmante liqueur que j'en tirais. C'était vous qui me la communiquiez par leur entremise, suivant l'ordre et la disposition que votre Providence a sagement établis dans la nature, et selon la mesure de vos libéralités infinies. C'est aussi vous qui faisiez qu'on me refusait ce que vous leur donniez pour me donner ; d'autant qu'elles me ménageaient avec discrétion, ce que vous leur départiez en abondance. Et ainsi le bien qui me venait de vous par elles, m'était conjointement agréable et utile. Je dis que ce bien venait de vous, parce que tous les biens n'ont point d'autre source que votre bonté, et que mon salut ne reconnaît point d'autre principe que vos miséricordes. Vérité que j'ai apprise de vous-même, par la voix de tout ce qui est dedans et dehors de moi, car pour lors, toute ma science était de téter, de jouir de ces innocents plaisirs que je suçais de ma mamelle, et de pleurer le sentiment de mes petits maux, si quelqu'un m'en faisait. Après je commençais de rire, premièrement lorsque je dormais, et puis étant éveillé : au moins me l'a-t-on dit, ce que j'ai cru sans peine, ayant l'expérience des autres enfants sur ce rapport, autrement je ne pourrais m'en souvenir. Et voilà que peu à peu je commençai à me sentir et me connaître ; alors je tachais de montrer mes désirs à ceux qui les devaient accomplir, ce qui m'était impossible, d'autant qu'ils étaient au dedans de moi et eux au dehors, ne pouvant donner entrée dans mon âme à pas un de leurs sens. Je démenais donc mes bras et mes pieds, m'efforçant de faire comprendre mes volontés, par tous les signes que je pouvais former de ma pensée. Et quand on ne faisait pas ce que je désirais, ou à raison qu'on ne pénétrait pas dans mes petites humeurs, ou de peur de m'accorder des choses qui m'eussent été contraires, je me mettais en colère, non seulement contre mes serviteurs, mais encore contre ceux à qui je n'avais point de droit de commander : et ainsi les larmes me vengeaient de leur désobéissance. Je compris que j'avais fait tout cela, voyant les autres enfants, qui m'ont plus donné de connaissances de ce qu'ils ignoraient par leurs actions, que ceux qui m'élevaient par leur entretien. Et voilà que mon enfance est évanouie, et néanmoins je respire. Pour vous, mon Seigneur, qui vivez toujours, et de qui jamais rien ne meurt, vous êtes et serez toujours le même, parce que vous êtes devant la naissance des temps et de tout ce qu'on saurait penser au-delà du temps ; mais bien plus, parce que vous êtes le Dieu, et le Seigneur de tout ce que vous avez crée. Aussi est-ce dans votre essence que les causes de tous les êtres muables sont sans branle ni mouvement, et que le principe de tout ce qui se change par de continuelles vicissitudes, demeure ferme et arrêté sur l'immobilité de votre Nature. Aussi est-ce dans vous, que toutes les créatures privées de raison et sujettes au temps, ont une vivante, raisonnable et éternelle idée de ce qu'elles sont dans le temps. Apprenez-moi, vous qui êtes mon Maître, à moi qui suis votre serviteur ; vous qui êtes bon, à moi qui suis misérable, si mon enfance a suivi quelqu'autre âge déjà passé, ou bien si elle m'a tenu compagnie dans le ventre de ma mère. On m'a dit je ne sais quoi de ces premières années de ma vie, et puis j'ai vu et entendu des femmes enceintes sur ce qui leur arrive pendant leur grossesse. Quoi, mes chastes délices, mon Dieu, même devant cet âge, étais-je en quelque lieu, ou quelque chose ? Ni père, ni mère ne me peut instruire de ces secrets, je n'ai ni l'expérience des autres, ni ma mémoire là dessus. Possible vous moquez-vous de ma simplicité ; si est-ce pourtant que vous me commandez de vous connaître et de vous louer de ce que je comprends. Je m'avoue votre redevable, Seigneur du Ciel et de la terre, quoique je ne connaisse pas toutes mes dettes. Je rends grâces pour mon enfance, et pour cette autre partie de ma vie qui m'est cachée, dont la connaissance ne nous vient que des conjectures que nous tirons d'autrui, et du rapport de nos mères. J'étais et je vivais déjà alors, et même à la sortie de mon enfance, je commençais d'inventer les moyens de me faire entendre. De qui cet animal tient-il la naissance, sinon de vous, mon Seigneur ?Se peut-il faire qu'une création soit la production de soi-même ?Ou bien peut-être y a-t-il une autre source, d'où l'Être et la vie dérivent en nous ? N'y a-t-il point quelqu'autre principe de notre naissance que vous, en qui être et vivre ne sont pas deux choses, parce que l'Être souverain et la vie souveraine ne sont rien que vous-même ? Vous êtes infini et vous ne changez jamais, d'autant que le jour présent ne passe point pour vous, quoiqu'à proprement parler, il se passe dans vous : parce que cela, comme toute autre chose, se trouve en votre nature. Car aucune chose n'aurait passage du rien à l'Être, si votre divine Essence ne la contenait. Et puisque vos années ne finiront point : vos années n'est-ce point aujourd'hui ? Et combien de nos jours, et de ceux de nos Pères se sont-ils déjà perdus dans ce jour de votre éternité, duquel ils ont pris et prendront leur existence et leur mesure. Pour vous, vous êtes toujours le même, et tout ce qui doit être demain et au-delà, tout ce qui passa hier et auparavant, c'est ce que vous faites, ce que vous ferez, et ce que vous avez fait aujourd'hui. Que m'importe-t-il si ce que je dis n'est pas de l'intelligence de quelqu'un ; qu'il s'en réjouisse ; et que ravi en admiration, il dise : Qu'est-ceci ? Entendu, que dans son ignorance même il se réjouisse, aimant mieux, ne trouvant pas le secret de vos mystères, trouver l'objet de ses désirs, que trouvant de l'éclaircissement à ses doutes, ne point trouver de motif à son amour.