vendredi 21 janvier 2011

Philippe Descola ou l'anti-Girard, les derniers spasmes du constructivisme ?

Philippe Descola ou l'anti-Girard, les derniers spasmes du constructivisme ?


Par


Nicolas Madelénat di Florio,

De la Société d’Histoire Littéraire de la France.


Chercheur-associé au

Centre de Recherches en Ethique Economique,

Université Paul Cézanne.



A Jean-Yves Naudet, en modeste hommage à un académicien intéressé par la nouvelle anthropologie.

A Youcef Maouchi, en reconnaissance de notre amour commun pour la liberté.



On ne s'expliquera pas l'attachement de tel ou tel philosophe à une méthode aussi étrange si elle n'avait le triple avantage de flatter son amour-propre, de faciliter son travail, et de lui donner l'illusion de la connaissance définitive. Comme elle le conduit à quelque théorie très générale, à une idée à peu près vide, il pourra toujours, plus tard, placer rétrospectivement dans l'idée tout ce que l'expérience aura enseigné sur la chose : il prétendra alors avoir anticipé, sur l'expérience par la seule force du raisonnement, avoir embrassé par avance dans une conception plus vaste les conceptions plus restreintes en effet, mais seules difficiles à former et seules utiles à conserver, auxquelles on arrive par l'approfondissement des faits. Comme, d'autre part, rien n'est plus aisé que de raisonner géométriquement, sur des idées abstraites, il construit sans peine une doctrine où tout se tient, et qui paraît s'imposer par sa rigueur. Mais cette rigueur vient de ce qu'on a opéré sur une idée schématique et raide, au lieu de suivre les contours sinueux et mobiles de la réalité. Combien serait préférable une philosophie plus modeste, qui irait tout droit à l'objet sans s'inquiéter des principes dont il paraît dépendre ! Elle n'ambitionnerait plus une certitude immédiate, qui ne peut être qu'éphémère. Elle prendrait son temps. Ce serait une ascension graduelle à la lumière.


Henri Bergson, L'Energie spirituelle.



La parution du dernier ouvrage de René Girard, Sanglantes origines, commence déjà à faire grand bruit. Dans un long entretien, accordé au Monde et paru ce matin (21 janvier 2011), Philippe Descola donne son avis sur le texte et les idées des anthropologues mimétiques. J'ai souhaité réunir ici, sous une forme un peu différente de mes travaux habituels, les critiques et arguments opposés par ce professeur au Collège de France à la nouvelle anthropologie.


Lévi-Strauss, aux antipodes de Girard : préférer la « clef qui ouvrait toutes les portes » (article) à « une méthode de pensée. » ?


Cette première attaque est infondée ; d'une part Girard ne méconnaît pas le danger de la formalisation du savoir et de la lecture des phénomènes humains par le biais des systèmes. Sa « clef » est donc une base, un socle, sur lequel faire reposer toute pérégrination intellectuelle visant à comprendre les groupes humains. D'ailleurs, qui a lu ses ouvrages ne peut le considérer comme tendant à démontrer qu'il possède une vérité, voire la Vérité. Monsieur Descola devrait songer, en bon philosophe qu'il est, que la première des exigences -ce n'est pas de moi mais de Socrate- de l'intellectuel est de savoir maîtriser les mots qu'il utilise. Or, Girard ne présente pas une trame au travers de laquelle lire les relations des hommes mais, par la contemplation de la réalité -et donc en rejetant les abstractions chères aux constructivistes dont se revendique fièrement son adversaire- il ébauche non pas une théorie mais une présentation de ce qui existe au-delà de l'homme ; dire que l'enfant imite naturellement ses semblables, est-ce si formidablement choquant ? Est-il choquant, aussi, voire illogique, de prétendre que sans le rapport à la valeur accordé par les autres à un bien, l'individu qui n'en a pas besoin fondamentalement pourrait le désirer ? Et d'ajouter, alors, que le rapport à la valeur, et à la convoitise, existe chez les philosophes et les économistes depuis des siècles, tout comme il existe chez Saint Augustin. Or, le bon philosophe doit savoir d'où vient sa pensée ; monsieur Descola devrait en faire de même ou alors reconnaître que Saint Augustin parlait déjà de relations mimétiques, et que Girard assume tout lui devoir. Et d'admettre enfin que le constructivisme est une forme dogmatique de la pensée, y compris de la pensée anthropologique. Qui, alors, monsieur Descola, tend à imposer sa vision de l'homme ?


Girard, le descendant de Freud ou de Frazer ?


La première considération est infondée, même si, d'une première et maladroite lecture de la pensée girardienne, il puisse sortir comme une impression de psychanalyse. Or, à l'accusation de parenté freudienne, plusieurs arguments contraires : d'une part, Freud tend à imposer un modèle absolu d'homme, c'est l'être normal, normalité à laquelle vient se greffer l'étrange rapprochement à la santé -mentale-. Ensuite, la pensée freudienne repose sur un ensemble de postulats, de théories, dont les praticiens et les disciples choisissent de dire qu'ils sont vrais. Pourtant, le fait de croire sincèrement à un mensonge n'en diminue pas la fausseté ; cette intellectualisation de données « approximatives » coupe donc toute hypothèse de parenté. Le spécialiste en anthropologie mimétique devra très rapidement retrouver par un cheminement intellectuel personnel les grands mécanismes dont la mimétique. La mimétique n'est pas une abstraction ; elle est un phénomène spontané, naturel, présent en chaque être humain. Cette imitation, cette formation catallactique (en interaction permanente avec les autres) assure et la vie en groupe et la formation des individus. Une des plus belles illustrations de ce phénomène est le langage. Si, comme l'affirment encore une bonne partie des constructivistes, le langage est présent en l'homme puis se développe, comment se fait-il qu'un bébé, adopté et transporté à l'autre bout du monde puisse apprendre sans difficulté la langue de ses nouveaux parents ? Le constructivisme ne tient pas, et monsieur Descola devrait corriger ses pauvres erreurs avant de s'attaquer aux idées des autres.

Quant à Frazer, qu'en dire ? Qu'il est au contraire un grand anthropologue au sens classique du terme, la même lignée que semble défendre Descola. Nous avons chez ce penseur toutes les dérives habituelles de l'anthropologie : l'impératif de terrain (ramasser des glands avec une tribu dans une terre inconnue suffit à comprendre l'augmentation de la part de la publicité dans les sociétés européennes pour les quinze prochaines années...), la prétendue objectivité (l'anthropologue qui s'exprime est forcément le plus objectif et est, de droit, le censeur absolu de la pensée). Pas besoin de longs développements sur cette hypothétique parenté ; l'argument ne tient pas. Girard n'est pas un homme de « terrain », ni un homme d'expérimentation qui, par le mensonge des chiffres, tend à démontrer le résultat qu'il désire. En somme, il est sincère, avec ses limites et ses incertitudes.



Girard, indifférent au savoir accumulé et aux données empiriques ?



La première objection relevée dans cet entretien est amusante tant elle est contradictoire. Après tout, quelle déférence doit avoir le chercheur quant au fameux « savoir accumulé » ? Soit un rapport distancié où l'intellectuel sait d'où il est vient, juge en conscience les erreurs passées ; c'est la force de l'histoire de la pensée que d'éviter de reproduire des dérives souvent graves (songeons au courant darwiniste qui, par le biais de la sélection naturelle, permet de justifier la colonisation, l'esclavage, et tant d'autres abominations encore que les lister toutes prendrait des semaines). Soit il se coupe de tout, se veut révolutionnaire et, sans savoir ce sur quoi va reposer sa nouvelle pensée, part en guerre contre la tradition. Le premier est intelligent, embrassant une voie en conscience, ne tournant pas le dos au passé mais sans se laisser enfermer par une habitude de praticien ; le second est dogmatique, non plus dans la tradition mais dans l'opposition. Ce dernier ne construira jamais rien de correct, se bornant à détruire. La voie la plus sage est donc de savoir mêler les deux approches, de les jauger et de les juger à l'aune de sa propre humanité ; cette idée de mélanger raison et instinct n'est pas mienne mais provient de Poincaré, lequel cherchait alors à définir les typologies de scientifiques. Le premier serait une sorte de logisticien, c'est à dire que sa pensée reposerait sur la construction d'un réseau de probabilités confirmées (la contemplation, mais en des points différents ; ainsi seraient projetés les résultats de cette contemplation dans un espace intellectuel vierge permettant ensuite de dégager les liens logiques entre ses « découvertes »). Le second est un intuitif pur ; Poincaré ne le fait pas exister, chez les mathématiciens, comme je viens de le définir. En effet, les mathématiques sont, déjà, un langage à part qui doit être intégré avant d'accéder à la pensée mathématique ; intuition oui, mais sous couvert d'initiation langagière. Girard, quant à lui, sait d'où vient la pensée anthropologique ; il en connait les courants, les écoles, une partie des sources. Pourtant, il va trouver aussi, chez Saint Augustin, et ce que ses propres observations confirmeront, cette tendance de l'humain à imiter. Au fil des années va naître une certitude : l'être humain, en interaction dynamique permanente avec l'autre, se construit par imitation et est poussé par l'opposition. Nous avons là les mécanismes de base de la nouvelle anthropologie ; d'une part l'imitation, la mimésis, et d'autre part l'opposition, la rivalité mimétique.


Quant aux données empiriques, qu'en dire ? Il faudrait ici embrasser la maïeutique, cette méthode propagée par Socrate, qui tendait à tout remettre en cause. Monsieur Descola doit la connaître et devrait l'appliquer à l'anthropologie traditionnelle. Car si l'on admet, comme l'anthropologue moyen veut le laisser croire, qu'il faut des chiffres et des mesures pour comprendre l'homme, que faire de son humanité ? Possédons-nous une aune formidable à laquelle mesurer les sentiments, l'appréhension de l'appartenance au groupe, des règles permettant de quantifier les frustrations aboutissant à des haines ? Bref, si les mesures et l'empirisme sont nécessaires (n'oublions pas que l'homme est fait de chair !) devons-nous y abaisser, et y borner ce qui est pire encore, toute l'humanité ? Et c'est en cela que la pensée de Girard est plus riche que celle des constructivistes qui souhaitent d'une part gommer la dimension de liberté intrinsèque à l'individu (si tout est déjà en lui, confer Bourdieu et son atroce déterminisme social) l'homme ne peut décider ; et d'autre part nier la dimension supérieure de l'homme. Il n'est pas un animal qui pense, il est un humain ; son corps de chair ne doit pas faire oublier la dimension qui va le différencier de la bête, à savoir la conscience de sa propre personne au-delà des besoins. L'animal mange car il a faim, peut faire des réserves, se reproduit et meurt ; il peut être doué de mémoire, voire d'un talent d'imitation. Il n'en devient pas par certains aspects « humains », mais reste une bête qui imite. Et c'est de cet anthropocentrisme que devraient partir les constructivistes pour réformer leur dogme ; Girard l'a fait. Il ne juge pas ce qu'il regarde mais se borne à décrire et en présenter les résultats là où ses opposants aiment à se placer en montreurs de chimères.


« Est-ce qu'une certaine configuration française, entre Lévi-Strauss, Balandier et Bourdieu, aurait rendu difficile toute discussion des thèses de Girard ? »


C'est, très probablement, le passage le plus intelligent, et le plus sincère, de l'article. Et d'en tirer deux tristes conséquences : d'une part, Descola reconnaît la domination du structuralisme dans la pensée anthropologique française ; d'autre part, il reconnaît aussi un état de faits double : le dogmatisme est affiché, à savoir que pour être reconnu anthropologue en France, il faut embrasser une certaine ligne (et sur ce point les constructivistes sont abominablement sincères ; pour eux, et à partir du constat qu'ils possèdent la vérité, les autres paroles doivent être rejetées dans le silence car étant les émanations de l'erreur. Donc, pas de remise en question, pas d'ouverture, et surtout, pas d'évolution) mais aussi que toute innovation, toute divergence, se verra condamnée par l'animadversion générale officielle (beau comme un procès public en URSS). Et en défenseur de la liberté de penser d'ajouter que, tout ce qui est figé tendant à mourir, les années prochaines permettront, enfin, que d'autres voix s'élèvent dans le hurlement, silencieux, de l'agonie constructiviste.

Quant aux auteurs présentés comme les dignes défenseurs de la pensée unique, si peu -et tant !- à en dire. Lévi-Strauss est un auteur célèbre ; personne n'osera le contester. Pourtant, peu adhèrent encore à ses idées tant elles sont dépassées et baignent dans une étrange représentation de l'homme, si coupée de la réalité (ce qui le place à l'opposé de l'image de l'anthropologue idéal de terrain chère à Descola) qu'elle en devient un long carnet de voyage. Or, l'anthropologie n'est pas un roman où l'on doit séduire ses lecteurs ; le roman peut, toutefois, permettre de démontrer certains grands phénomènes présents en l'homme. Descola le condamne chez Girard et attaque l'utilisation des références à la littérature ; il devrait pourtant se demander s'il est plus utile à la science de présenter des personnes fictives dont les quelques traits de caractères peuvent être saisis aisément par son auditoire que traiter de populations dont on ne sait même pas prononcer le nom et qui ont disparu avant parution du livre présentant leurs vies. Pourtant, dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss raconte un long voyage, décrivant des personnages et des relations qu'il présume. Proust fait exactement la même chose, à la seule différence qu'il ne juge pas. Qui croire entre un auteur volontairement partial et le père du roman moderne qui assume la fictivité de ses personnages mais souhaite mettre en exergue ce qu'il convient d'y voir ? L'un fait profession d'une objectivité feinte, l'autre reconnaît qu'il n'y a pas d'objectivité en l'homme ; l'un vend des mirages, l'autre fait des miracles. Pas d'esbroufe chez Girard, ni de tentative de faire verser une larme au lecteur sur le sort terrible des indigènes, avant d'expliquer que la façon d'empiler des cailloux peut être rapprochée de l'attitude moderne de consommer trop. Pourtant, les détracteurs de la nouvelle anthropologie attaquent sa pensée en la caricaturant ; mais l'histoire jugera. Bourdieu est bien plus amusant que Lévi-Strauss, sa pensée est formidablement complexe, d'une complexité énumérative terriblement lassante. Pourtant, il est considéré, au volume, comme un des meilleurs analystes de la société moderne ; ses ouvrages, et ses thèses, sont incontournables dans l'Université française. Pourtant, c'est un auteur marxiste qui s'assume ; il a d'ailleurs bien raison de le faire car, à défaut d'être considérable en anthropologie, ses idées sont les derniers relents d'une triste partie de l'histoire. Mais qu'il est bon de lire Bourdieu avant de découvrir la critique de Descola ! Qu'il est bon de penser à La distinction, ce torchon de quelques centaines de pages où l'auteur explique, en bon constructiviste, que la liberté n'existe pas et que la personne n'est qu'une construction volontaire de l'ordre bourgeois visant à assurer la pérennité de l'exploitation de la masse. Pas de liberté possible, pas de choix ; tout va bien dans le meilleur des mondes possibles et le drap gris est l'avenir de l'homme. L'anthropologie sera, simplement, une arme marxiste afin de démontrer les lugubres postulats de Bourdieu ; et au constructivisme de lui reconnaître toutes les qualités de son courant. Homme d'extrême gauche, révolutionnaire à la petite semaine, opposé à toute forme de progrès, le label est gravé dans sa chair ; il est le pur produit de la négation de la pensée libre par les constructivistes. Là où Girard voit une attitude spontanée d'imitation pour se construire, Bourdieu voit un formatage de la personne par la société. Cette idée, d'ailleurs, est largement reprise dans ses entretiens sur la télévision, c'est l'acquisition des automatismes. Toute personne sensée y verrait une nécessaire intégration de mécanismes permettant la vie en société (le langage commun pour échanger, la convention sociale pour éviter les luttes internes ...), mais pas le penseur marxiste qui n'y retrouve qu'un moyen de conditionnement.

Et sur cette dernière opposition de préciser que la différence fondamentale entre l'anthropologie dogmatique défendue par les constructivistes et la nouvelle anthropologie (ou anthropologie mimétique) est la place de la liberté laissée, ou pas, à l'homme ; s'il est enfermé dans un groupe qui va le conditionner, s'il est donc fondamentalement esclave, les constructivistes ont raison ; s'il imite par nécessité durant sa formation, puis forme des choix en conscience, s'il est donc plus qu'une machine dans laquelle des automatismes sont stockés, s'il est libre donc, les anthropologues mimétiques sont sur la bonne voie.