jeudi 20 janvier 2011

Anthropologie mimétique et formalisation des sciences sociales, vers une redécouverte de la dimension humaine ?


Anthropologie mimétique et formalisation des sciences sociales, vers une redécouverte de la dimension humaine ?

Par


Nicolas Madelénat di Florio,

De la Société d’Histoire Littéraire de la France.


Chercheur-associé au

Centre de Recherches en Ethique Economique,

Université Paul Cézanne.



A Jean-Yves Naudet, car « même si l'on peut dire que la nuit n'est qu'une absence de lumière, l'absence de prise en compte de l'homme ne peut -fort heureusement- pas tuer son humanité ».

A mon ami Matthieu Mayence.


(Le présent texte a été publié dans « Le tonneau d'oxygène », numéro 7)


Tout animal a des idées puisqu'il a des sens, il combine même ses idées jusqu'à un certain point, et l'homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus au moins. Quelques philosophes ont même avancé qu'il y a plus de différence de tel homme à tel homme que de tel homme à telle bête; ce n'est donc pas tant l'entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l'homme que sa qualité d'agent libre.


Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.



Propos liminaires.

Rousseau n'a guère à apprendre à l'anthropologue mimétique si ce n'est les affres dans lesquels un esprit au demeurant brillant peut sombrer lorsqu'il commet le pêché originel de la pensée, à savoir abandonner l'homme au profit d'une abstraction. Aucun chercheur sérieux ne pourra, pourtant, oser dire qu'il n'a jamais été attiré par les appels de la formalisation, à savoir la réduction des différences entre les individus proposés à l'étude dans une forme simplifiée permettant une généralisation extraordinaire des processus qui les régissent et dont on se propose l'étude. Pourtant, et très rapidement, l'esprit se heurte à la paupérisation de pareille démarche; le sujet d'étude est vidé de sa substance, à savoir ses différences. Car l'homme ne doit pas être pris comme une unité permutable, une sorte de solide dont on pourrait polir les arrêtes afin de le rendre, en apparence au début, semblable aux autres afin de l'étudier. Procéder ainsi n'est en rien une démarche anthropologique saine. Toute approche tendant à réduire les dimensions, et la complexité, de l'individu doit être rejetée, n'étant au demeurant pas plus crédible qu'un carré rond (Heidegger, Introduction à la métaphysique). L'être humain n'est pas une forme aboutie d'intelligence supérieure tendant en permanence à l'élévation de sa condition après une séparation, volontaire, d'avec les basses matérialités. Ô combien de philosophes, et de penseurs, se sont laissés égarer par leurs propres chemins de vie ! L'homme, la personne, n'est rien de plus qu'un individu, c'est à dire une cellule à l'autonomie relative mais à la construction variable d'une situation à l'autre. En somme, il serait bien malaisé de le vouloir penser semblable à l'autre. La formalisation semble donc vouée à la disparition. Ce n'est pourtant pas le cas et la notion de scientificité, ad litteram le taux de science -en tant que moyen de découvrir la vérité- dans une analyse, ne cesse de gagner du terrain sur les approches logiques et cohérentes des sciences humaines. En effet, la commodité intellectuelle offerte par la domination de la scientificité, se voulant en plus irréfutable, ou tout au moins comme un état supérieur de vérité vraie, prouvée par des analyses et multipliée sur la base des erreurs d'hypothèses, est un substitut commode à la raison.


Etat des sciences.

Et à l'anthropologue de s'interroger sur la montée de la scientificité, avant de se pencher sur ses multiples dérives ainsi que sur les conséquences de pareilles erreurs dans nos disciplines. Pour cela, il suffirait presque de connaître l'histoire des sciences, et des idées. Aux croyances premières, aux penseurs premiers, de s'interroger non pas tant sur la valeur de la science mais sur leur environnement immédiat. Puis l'esprit, bien inspiré, se tourne vers le Ciel pour le prier d'améliorer des conditions de vie toujours difficiles; l'homme est une créature qui souffre d'être si fragile en se sachant si fort. Puis à la contemplation succède l'adoration, et à l'adoration la volonté de comprendre et d'échanger. Des théories naissent, et se répandent. La pensée humaine est ainsi faite que le temps y est toujours liée; à Bergson de reconnaître que la notion de temps est par essence humaine, qu'elle est une évolution de la conscience dans la durée, conscience d'être, conscience de désirer aussi. A Girard d'ajouter que c'est de la violence première que peut jaillir la structure intellectuelle ; qu'en somme tout ce qui supporte l'individu, sa pensée, serait une mise en forme nécessaire permettant la canalisation de la violence naturelle, spontanée. L'homme pense, par ce qu'il est violent ; sa conscience, et sa raison, s'élèveront contre cette primarité. La machine intellectuelle est lancée et parce qu'il eut un jour l'idée de lever son regard vers le Ciel, son esprit s'ouvre au monde et à ses mystères. Curieux, l'humain va s'abreuver de ce qu'il voit ; les premières pensées visant à comprendre les phénomènes naturels sont d'ordre religieux, mêlées de contemplation ; c'est la naissance de la Science.


Pourtant, il ne s'agit point ici dans ce Discours de ces subtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la littérature, et dont les programmes d'Académie ne sont pas toujours exempts; mais il s'agit d'une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain. Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu'à un blâme universel; et ce n'est pas pour avoir été honoré de l'approbation de quelques sages que je dois compter sur celle du public : aussi mon parti est-il pris; je ne me soucis de plaire ni aux beaux esprits, ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, de leur société : tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe, qui par la même raison n'eût été qu'un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle.(Rousseau, Préface au Discours sur les sciences et les arts) Car n'oublions pas de séparer le bon grain de l'ivraie, coupant ainsi avec la tradition constructiviste voulant qu'un sens existe en, et au-delà, de l'homme afin de le contraindre à se développer dans une direction pré-destinée. Abandonnons, une bonne foi, cette idée étrangement moderne qui voudrait priver la pensée de son socle premier, la liberté. Car c'est là la tare fondamentale du constructivisme qui, en niant la dimension de liberté intellectuelle intrinsèque à l'individu, coupe court à toute idée d'évolution de la société (puisque les groupes ne peuvent se développer autrement qu'en vertu d'un certain modèle, ils ne sont pas libres ; leurs choix, qui n'en sont pas, étant simplement des moyens de contrôle permettant d'assurer la pérennité de la construction future. L'homme aurait alors l'impression d'être libre, et c'est ce jeu de dupe qui permet à sa conscience de ne pas se révolter contre l'esclavage dont il est maître et victime). Abandonnons aussi l'apport de la psychanalyse aux sciences sociales ; en effet, nombre d'hypothèses avancées par Freud ont été corrompues par ses successeurs et semblent tendre à voir le mal partout, frappant d'ostracisme le moindre comportement qu'ils jugent contraire à leur idée de l'homme. En somme, dans la conception psychanalytique de l'individu, le problème -qui conduira le chercheur moderne en sciences sociales à la rejeter- ne provient pas tant des thèses, des idées et des valeurs qu'elle véhicule mais bien de sa volonté d'imposer un modèle unique de l'individu ; c'est terriblement digne de Rousseau et de tous les négateurs de la part intrinsèque de liberté dans l'esprit humain. De plus, appliquer la pensée psychanalytique à la construction de la personne, et de son rapport aux autres (donc aussi, de fait, à la société qui est une formation dynamique entre les groupes) revient à formaliser les individus ; c' est au prix de cette formalisation, et de cette formalisation seulement, que le psychanalyste peut s'imposer dans l'esprit de son patient. L'objectivité nécessaire à l'exercice de cette activité est donc largement fausse, la personne humaine ne pouvant faire totalement abstraction d'elle-même ; être parfaitement objectif ce serait devenir un autre soi sans volonté, sans esprit, sans conscience, sans mémoire et sans sentiments. En somme, un être objectif ne serait pas humain. Quant à la troisième, et dernière Ecole de pensée, qu'en dire ... Ou plutôt, qu'en attendre ? L'anthropologie marxiste est un mauvais mélange des autres approches présentées ci-avant ; elle tend à imposer un modèle, avec ses valeurs et ses tares. A cela s'ajoute la volonté de corriger l'homme, tout comme le fait la psychanalyse ; non contente de cela, elle veut contraindre la société, le rapport des groupes entre eux, à embrasser une certaine voie de (non)développement.


Différences et intérêts de l'anthropologie mimétique.

Il serait plus que décevant d'abandonner des voies de recherches corrompues par l'orgueil pour en embrasser d'autres. Qui pourrait, ensuite, continuer à demander les lumières des universitaires si ces derniers, reconnaissant leurs erreurs passées et cette propension à imposer une certaine image de l'homme, abandonnaient une idole de paille pour une autre, plus dure encore ? Personne ; et par l'état relaps de l'erreur dans les sciences humaines, les populations qu'elles devraient éclairer s'en détournent. Qui songe encore, s'il s'intéresse à l'intégration, à la politique, aux différences sociales, à consulter un anthropologue, un sociologue ? Peu de citoyens, voire pas du tout tant les multiples écoles ont tué l'intérêt pour ces disciplines. Et de reconnaître que l'erreur est par essence humaine, tout comme l'est l'orgueil de croire posséder la vérité, de la maîtriser, et de la partager. A l'anthropologie classique, et à ses multiples dérives, il faut donc envisager de substituer les postulats, les pré-requis artificiels, et surtout, surtout, l'anthropomorphisme égotique, à savoir les propres valeurs du scientifique-analyste fondues dans le modèle auquel il veut cribler la société ou les groupes. Car si, encore, demain, un anthropologue se laisse aller à voir sa cible d'étude par le truchement de ses propres choix de vie, ou visions du monde (imaginons le cas pour le marxiste ; tout n'est que lutte des classes et oppression par la minorité possédante) ses résultats n'auront de valeur qu'aux yeux de ceux qui partagent le cadre premier. A la nécessaire libération de l'esprit, qui seule permet de dépasser tous les clivages partisans et donc de mettre en lumière des traits nouveaux des rapports humains, l'anthropologue classique préfèrera une équation de données partisanes ; il finira par retrouver, au terme de son analyse, les preuves qui justifient ses choix. En somme, il n'a rien fait avancer, si ce n'est son propre orgueil et l'impression, étrange, d'être utile à l'homme.

L'anthropologie mimétique, quant à elle, possède une qualité fondamentale qui la place très au dessus des autres approches. En effet, elle n'a pas prétention à découvrir des traits qui n'existent pas, ou qui pourraient exister sans que nulle preuve n'abonde dans ce sens. Elle se borne, et c'est là sa force, à l'observation ; il n'y a rien de bien spéculatif dans cette approche des rapports humains mais, tout simplement, une lecture de phénomènes d'une banalité formidable mais ô combien réelle. Pas de sensationnel, ni de révolutionnaire ! Tout simplement la vérité, cette vérité pure et simple qui pénètre en chaque homme et en chaque femme. Car à la base de l'anthropologie mimétique il y a le phénomène de mimésis, c'est à dire la reproduction du comportement de son voisin ; c'est par l'imitation que, dès les premiers instants de sa vie, l'enfant va se construire. Chacun peut s'apercevoir de la prégnance de ce phénomène en consacrant quelques minutes à sa propre vie, et à sa propre personne. Qu'il se souvienne à quel point il pouvait détester un de ses proches qui possédait un objet, et qui faisait pour lui de ce quelque chose le bien le plus précieux, et le plus convoité, qui existe ; de cette lutte pour la conquête devait découler une situation se reproduisant dans toutes les vies humaines, la rivalité mimétique. Et d'ajouter que la littérature est pleine de ces situations où un personne tombe éperdument amoureux d'une personne qui devient toute sa vie ; et, plus tard, la passion s'effondre en un instant, c'est l'hyper-inflation mimétique. Notre rapport même à l'Art, à toutes les formes de représentation de la réalité, est une forme d'identification mimétique ; si je me reconnais dans ce que je regarde, alors je peux l'ajouter à ma propre personne. C'est cela saisir la grandeur de l'Oeuvre. Tout n'est que rapport mimétique ; l'anthropologie mimétique est donc, en permanence, une redécouverte de la dimension humaine de l'homme. Et d'espérer, alors, qu'elle contribue par son expansion à rapporter de la lumière là où il n'y a plus, aujourd'hui, qu'obscurité.