mercredi 22 juin 2011

De Vermeer à Proust, peinture de l'instant qui dure.

De Vermeer à Proust, peinture de l’instant qui dure

Par

Nicolas Madelénat di Florio,

Chercheur-associé au
CREEADP
Faculté de Droit et de Science Politique
Université Paul Cézanne.



Aux défenseurs de l’éclatement entre les disciplines ; car d’autres murs, encore, doivent tomber.


Marcel Proust aimait la peinture, et plus particulièrement Vermeer. Ce peintre hollandais, étrangement admiré dans le monde pour, principalement, un tableau, la laitière, demeure inconnu, à cheval tout comme l'était Montesquiou entre célébrité effacée et grandiloquence critique.

Qui était Vermeer et pourquoi l'auteur d'Albertine disparue aimait tant à contempler ses créations? Tout, dans la peinture de Vermeer, peut sembler en opposition d'avec l'esthétique proustienne qui aime à représenter les salons et les gens du monde. Vermeer, lui, hésite, tâtonne avant de se découvrir, au-delà des croquis et des premières esquisses présentées au Rijskmuseum d'Amsterdam, une passion presque simple pour l'intérieur hollandais.

Pourtant, qui aime à savourer les descriptions proustiennes, sentir dans le regard de l'auteur une volonté presque médicale de décrypter le plus infime des détails, comprendra vite la passion de Marcel Proust pour le hollandais. Vermeer va, avec la virtuosité rare des génies inspirés, saisir sous sa plume non pas tant le modèle, mais la façon de le voir, de le comprendre, de le dénuder sans enlever aucun de ses vêtements moraux.

Le rapport Proust-Vermeer s'impose rapidement à qui regarde, par exemple, le célèbre tableau de la laitière. Le public s'imagine une toile immense, ou tout le moins un portrait en pieds ; la réalité est tout autre et, malgré le faste du museum national d'Amsterdam, nombre de visiteurs le trouvent « petit105 ». Pourtant, c'est tout le regard de regard, tout son sens de l'observation, qui se dessine dans ces quelques centimètres de toile ; Proust ne faisait-il la même chose lorsque, glissant son oreille par la lucarne au travers de laquelle parvenait au trop petit narrateur pour y glisser un oeil, les cris d'un Charlus discutant de plaisirs mâles avec Maurel ? Toute l'analyse, précise et aiguisée, est là. Le regard de Vermeer a devancé le regard de Proust lorsque celui-ci devrait glisser des taches sur une épingle à chapeau à une tenue richement ornée.
Vermeer, quant à lui, savait trouver dans les motifs dissimulés au bas droit de son tableau, sur les célèbres carreaux peints au bleu de Delphes, les mystères du monde. Proust fera la même chose lorsque, étendu sur le lit, dans une petite chambre à l'étage, il regardera ondoyer une branche, entrée par la fenêtre, caressante, glisser sous un vent léger dont il ne sait pas sentir la caresse, mais qu'il ressent tout de même.


1. L’amour de l’instant analysé.


Proust connaissait et aimait le tableau de Vermeer portant le titre La Laitière. Pourtant, nous sommes loin des premières préoccupations de mondanité ou, tout le moins, d'analyse de ce que pourrait être le monde de Proust, de salons encombrés et d'ombres jouant de masques sociaux. Pourtant, Proust aurait pu peindre cette toile, voire la penser entièrement et la décrire, les yeux fermés, le coeur ouvert aux palpitations d'un mouvement immobile.

Dans cette formation curieuse, mêlant immobilité de la peinture et mouvement tant du regard que de ce qui est regard, nous saisissons l'intérêt de l'auteur de la Recherche du temps perdu. La laitière est là, offerte, et le spectateur est en tout point comparable à une ombre, au mieux, ou un spectre invisible, devant elle et qui la regarde. Dans la cuisine, cette jeune servante, portait type de la domestique, simple mais propre, laborieuse mais méticuleuse, verse le lait dans un plat ; la lumière vient rehausser le lent écoulement du lait ; et Proust, probablement, aimait à entendre, tout au fond de lui-même, le chuchotement du liquide glissant du pichet qui le maintenant au frais. Pourtant, le personnage de la femme n'est rien sans le décor qu'il vient orner.

L'humain, dans ce tableau, est presque un accessoire. Sur le mur, des clous rouillés et tordus attendant que le personnel y dépose quelque chose à tenir, peut être un des instruments de cuisine qui jonchent la table où repose le plat, recueillant le lait versé ; les carreaux ne sont pas propres, et l'éclat, le manque de matière puisque la vitre est en partie brisée, parle plus que l'absence de sourire sur le visage de cette jeune fille.

Au sol, derrière elle, des carreaux de faïence, ornés de motifs peints au bleu de Delphes, célèbre dans le monde et dont on sait, pour qui est amoureux des choses antiques, qu'ils étaient réalisés à la main et ornaient, en général, les cabinets de toilettes ou des intérieurs de cheminée. Symbole de richesse, de raffinement, les voici portés presque au sol, dans la cuisine, pièce réservée aux domestiques et, parfois, aux chiens du maître qui trouvaient, au retour de la chasse, des miettes ou des écuelles en récompense de leurs efforts.

Des miettes, il y en a sur le sol, à quelques centimètres des carreaux aux motifs bleus. L'effet réaliste de cette peinture extraordinaire est renforcé par quelques trous, au mur, mis en exergue par la représentation volontaire de défauts de peinture sur ce qui devrait être le mur de la cuisine. Rien n'existe et pourtant la cuisine, la laitière, les trous, les clous, les carreaux,et tout ce qu'il peut y avoir de passage, d'odeurs, de bruits, de sons et de lumière, existent bel et bien par la volonté du peintre.

Vermeer a probablement fasciné Proust et l'a inspiré jusque dans la moindre des petites descriptions. Tout, chez le peintre, porte à penser à Marcel Proust, du soin de placer, accessible à l’oeil du visiteur un peu formé aux usages de la peinture et de l'analyse, un clou au mur, ou de le tordre. Tout, dans l'art de Vermeer, consiste à préciser les détails en en détournant le regard. Le spectateur ne regarde pas tant la laitière qu'il écoute murmurer le lait ; il ne voit pas tant les miettes, qu'il profite de l'odeur de pain chaud, de mie tiède, et de croûte croustillante, effet de matière renforcé par quelques touches, discrètes, de peinture.

Vermeer, tout comme Proust, aiment à être spectateurs de leur réalisation, comme s'ils pouvaient oublier que c'est, soit sous le pinceau, soit sous la plume, leurs propres envies et leurs propres désirs qu'ils contemplent. L'auteur du Contre Sainte-Beuve fait de même lorsqu'il écrit, par exemple, prenant un journal où est imprimé un de ses articles, qu'


alors je prends cette feuille qui est à la fois une et dix mille par une multiplication mystérieuse, tout en la laissant identique et sans l'enlever à personne, qu'on donne à autant de camelots qui la demandent, et sous le ciel rouge étendu sur Paris, humide et brouillard et d'encre, l'apportent avec le café au lait à tout ceux qui viennent de s'éveiller. Ce que je tiens dans ma main, ce n'est pas seulement ma pensée vraie, c'est, recevant cette pensée, des milliers d'attentions éveillées. Et pour me rendre compte du phénomène qui se passe, il faut que je sorte de moi, que je sois un instant un quelconque des dix mille lecteurs dont on vient d'ouvrir les rideaux et dans l'esprit fraîchement éveillé de qui va se lever ma pensée en une aurore innombrable, qui me remplit de plus d'espérance et de foi que celle que je vois en ce moment au ciel. Alors je prends le journal comme si je ne savais pas qu'il y a un article de moi ; j'écarte exprès les yeux de l'endroit où sont mes phrases, essayant de recréer ce qu'il y a plus de chance d'arriver, et faisant pencher la chance du côté que je crois, comme quelqu'un qui attend laisse de l'intervalle entre les minutes, pour ne pas se laisser aller à compter trop vite.


PROUST, Contre Sainte-Beuve, L'article dans le Figaro, page 87.


Le regard n'est pas séparé dans ce passage, ô combien représentatif du mélange de calcul et de spontanéité, entre la volonté de l'auteur, de la personne Marcel Proust, d'avec l'inconscience de qui découvre, pour la première fois, une version différente, dans sa forme, d'un texte parfaitement connu. Le regard proustien est formidablement proche de celui que Vermeer devait porter sur la Laitière de chair, celle qui, un jour, fût invitée à verser du lait devant lui ou qui le fit, sans raison artistique, mais simplement car il était l'heure de préparer le pain hollandais ou quelque autre plat. Au départ, un élément extérieur sans rapport apparent d'avec une quelconque volonté artistique ; puis, l'exercice du regard, son analyse. De stimulus simple, l'esprit s'emballe, analyse et s'empare, compare et découpe des données variées mais complémentaires ; au final, un chef d’oeuvre, mélange de la plus modeste des contemplations, et de l'esprit le plus affiné dans l'art de saisir des détails que d'autres ne remarqueront que si l'on oublie d'insister sur eux lors de la représentation finale.


2. Les choses simples des gens simples.


Poursuivant plus avant notre lecture croisée des conceptions de Vermeer et de Proust, et tendant ainsi à mettre en avant les raisons pour lesquelles l'auteur Des Jeunes filles en fleur aimait tant ce peintre, nous ne saurions passer outre, après l'intérêt de l'instant, le rapport aux modèles et aux sujets choisis.

La peinture de Vermeer, assez représentative de l'école hollandaise du XVII ème siècle, est assez orientée, clairement, vers une représentation des gens simples, domestiques ou petits bourgeois, voyageurs voire notables de petite naissance. La pensée proustienne, quant à elle, aime à traiter des grands seigneurs, la part belle étant faite aux Guermantes, Princes et grands seigneurs, à leurs cousins, dont le Baron Palamède de Charlus, personne indispensable dans la compréhension de l'Oeuvre tant il peut apparaître comme étant l'axe principal des ouvrages de Proust, lesquels composeront la Recherche du temps perdu.

Il semble alors apparaître un fossé entre les deux créateurs : d'une part, le hollandais dont les représentations portent sur le peuple, et de l'autre, le français, dont les personnages seraient avant tout des aristocrates ou, tout au moins, de grands bourgeois. Cette idée n'est pas totalement fausse mais il convient de bien la nuancer. Avant tout, n'oublions pas la part laissée au personnel, aux domestiques, aux petites gens, dans l'oeuvre de Proust. Le personnage de Charlus n'est-il pas, durant la totalité de la construction de la cathédrale proustienne, entouré, attiré, charmé, voire repoussé, par des personnes d'une extraction modeste ? Ensuite, que serait la Recherche sans les déplacements multiples du personnel, ombres muettes parfois, à la présence parlante, voire hurlante, qui dans un glissement de plat témoigne de la finesse et de la compréhension extraordinaire de Proust des règles sociales ?

Ce qui frappe, pourtant, qui découvrirait, posés l'un à côté de l'autre, les portraits d'une Laitière et ceux d'un Charlus, s’apercevrait tout de suite des nombreuses similitudes dans la manière de traiter tant la réalisation, que la manière de regarder le modèle. Le personnage n'est jamais seul dans un environnement vide qui le mettrait en avant ; la pensée de Proust, tout comme celle de Vermeer, implique et une personne, et un environnement richement détaillé. Qu'ils peignent un Baron ou une domestique, les deux s'emploieront à démontrer que le décor social est tout aussi important que les détails apportés à la coiffe, à la tenue, ou aux mains de l'être regardé.

Les deux esprits se recoupent donc en de nombreuses accointances, au-delà de l'espace temporel qui les sépare. Proust, fasciné par Vermeer, aurait été probablement apprécié par le peintre tant leurs techniques, leur regard, les auraient poussées à se rencontrer et à échanger autour de l'Art, de la création, des portraits, du mouvement, de la lumière aussi si extraordinairement importante tant dans les intérieurs représentés par Vermeer que dans les portraits proustiens, y compris de scènes extérieures où le plus simple des rayons vient caresser et renforcer l'ondoiement d'une chevelure nouée.

Un exemple de description proustienne nous éclairera sur le rapport de Proust aux descriptions, et des descriptions, ces peintures de la pensée, à la manière dont Vermeer, lui aussi, percevait et représentait la lumière et ses jeux. Le narrateur explique en effet, qu'

un jour, contrairement à nos habitudes, nous avions été faire une promenade dans la journée. A un endroit où nous étions déjà passés quelques jours auparavant et où l’oeil embrassait une belle étendue de champs, de bois, de hameaux, soudain à gauche une bande du ciel sur une petite étendue sembla s'obscurcir et prendre une consistance, une sorte de vitalité, d'irradiation que n'aurait pas eue un nuage, et enfin cristallisa selon un système architectural en une petite cité bleuâtre dominée par un double clocher. Immédiatement je reconnus la figure irrégulière, inoubliable, chérie et redoutée, Chartres ! D'où venait cette apparition de la ville au bord du ciel, comme telle grande figure symbolique apparaissait la veille d'une bataille aux héros de l'Antiquité, comme … vit Carthage, comme Enee ?

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, Retour à Guermantes.


Le présent extrait démontre assez bien l'importance du regard, et l'analyse consciente qui en résulte. L'auteur regarde son oeil regarder ; de ce constat d'une volonté derrière la contemplation, une déduction, à savoir que l'homme n'est pas séparé de son esprit lorsqu'il se livre à l'activité semblant la plus naturelle : regarder. Mais nous reprendrons plus loin ce fil là de nos pérégrinations.

Dans le texte reproduit ci-dessus, Proust démontre l'acuité de son regard à découper un plan unique, une vue d'ensemble, en une multitude d'images séparées mais interdépendantes, l'une soulignant l'autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que la pensée ait recomposé, en son for intérieur, la totalité de ce qui est regardé. C'est là, très exactement, ce que fait Vermeer.